Matières à lumière

Que Nature et Culture puissent faire bon ménage, on ne peut que s’en féliciter. Ainsi, depuis plusieurs années, La Bambouseraie invite-t-elle des artistes à même d’œuvrer sur un lieu spécifique, aptes à intégrer le matériau, qui assure sa notoriété, dans leurs productions et ainsi à renouveler partiellement la lecture du site. La Nature en effet s’accommode de tout puisqu’elle est la mesure de tout phénomène. En invitant des artistes contemporains, la Bambouseraie concilie deux temporalités : l’éternelle et la transitoire, liée à la condition humaine qui nous concède notre bref passage sur terre, lequel devrait nos induire à davantage d’humilité.

Cette humilité on la trouve dans les travaux des deux plasticiennes invitées lors de cette session 2024, pour une expérience devenue, chaque belle saison, rituelle. Pas de matériaux nobles ni traditionnels ici. On peut en effet utiliser le bambou pour ses capacités plastiques, pour ses ressources cachées et pour sa capacité à se plier à certaines exigences. Une raison de plus, pour les visiteurs, de venir les admirer. Douce Mirabaud explore la matérialité de sa gaine soumise aux caprices du vent et des intempéries mais n’hésite pas à les ordonner de telle sorte qu’une composition s’impose à l’espace. Pia Hinz, quant à elle, utilise sa structure interne, ou si l’on préfère son ossature afin de servir de base à la confection d’un vitrail mi-naturel mi-artisanal puisqu’elle recourt au verre coloré.

Pia Hinz n’en est guère à son premier projet tournant autour du vitrail, qu’elle assortit en général de barlotières métalliques et de néons. C’est assez dire si sa production relève d’une exploration des phénomènes lumineux. En l’occurrence, à la Bambouseraie, dans le Bambusarium, de la lumière du soleil. C’est la raison pour laquelle le cerceau qui sert de matrice à son installation épouse et suggère la forme ronde de notre astre divin, adoré des civilisations anciennes. On peut penser également à une loupe qui nous rapprocherait de l’intérieur de la plante. D’un instrument d’optique qui nous permettrait de percevoir la partie cachée des choses. Par ailleurs, on dit que les ogives des églises ont été inspirées aux premiers bâtisseurs par le croisement des branches d’arbres dans les forêts où se rejoignaient les premiers fidèles. Il n’est donc guère étonnant qu’une artiste comme Pia Hinz offre et même restitue un vitrail à la Nature. Elle assemble des bambous creusés et les couvre d’une grande plaque de verre à vitrail, jaune et marbré. Le coin de Nature qui le reçoit, un écrin de verdure que nous contemplons du chemin, devient en quelque sorte un lieu de méditation plus ou moins collective, juste retour des choses vers leur origine. Comme dans les tableaux de Monet, le temps y joue un rôle fondamental puisque la perception de la couleur sera différente selon l’heure et les conditions météorologiques. Les phénomènes de projection ou de réfraction enrichissent la perception de cet endroit, rendant le visiteur sensible à la richesse des propositions que nous offre la Nature pour qui sait l’apprivoiser. Les artistes ont ce don et le cultivent. Le vitrail a la particularité de jouer un tant soit peu de transparence tout en conservant une certaine opacité. Ainsi l’installation de Pia Hinz, posée sur pied, constitue-t-elle-t-elle une frontière entre deux mondes. Le réel et l’imaginaire, l’œuvre d’art se situant dans l’entre deux. Et aussi entre la vie cellulaire, à laquelle fait penser l’agencement des bambous creusés, et la vie astrale d’où émane toute « Lumen », assortie des formes qu’elle produit. Les deux infinis, le grand et le petit.

Pas loin de là, sur le chemin de la vallée du Dragon et de la prairie de bambous, Douce Mirabaud incite également à la méditation mais avec des moyens différents. C’est en effet la gaine, habituellement mise au rebut, qui a retenu son attention. Elle la traite à l’instar d’une peau, une peau animale, on peut même dire d’un parchemin où s’inscrit, sous forme de taches, l’écriture de l’humidité. Ce qui est à jeter est tacheté, si l’on veut. Le simple a ainsi droit au royaume des yeux. Car l’artiste ne doit point œuvrer avec la Nature de manière littérale. Il lui faut apporter sa touche personnelle consistant à lui attribuer sa singularité, en l’occurrence sous la forme de moucheté d’or, ce que la nature produit de plus précieux et que la civilisation a pris comme référence de ce qu’elle considère comme tel. Ainsi Nature et culture font bien bon ménage… Douce Mirabaud s’est appliquée à suspendre, et disposer, 9 panneaux de contreplaqué, sur lesquels viennent se poser les gaines de bambous. Cette installation est située en bord de chemin, créant un effet de perspective, de telle sorte qu’elle oblige en quelque sorte à l’arrêt, à l’arrêt sur images. Celles que ne manquent pas de susciter, dans notre imaginaire, les motifs induits par l’humidité sur la peau du bambou, qu’ils soient animaliers ou cartographiques. C’est un peu comme si l’on nous invitait à découvrir le livre de la Nature en focalisant sur un point précis : la sensibilité du bambou, ses capacités, au fond picturales, à animer sa surface, et l’on sait combien ce verbe a à voir avec l’âme. D’autant que les panneaux, longitudinaux dans le sens de la verticalité, sont surélevés et ainsi s’émancipent de la terre pour une dimension davantage tournée vers l’esprit. C’est comme si on fournissait un supplément d’âme à la plante et donc comme si l’on créait les conditions d’une communion plus intime encore avec elle. Car la surface n’est pas lisse. Elle procède par stratifications de zones horizontales, de la largeur d’une main, et qui accrochent la lumière. C’est rappeler le geste créatif, à mi-chemin entre la Nature et le recours à l’usiné, suggéré par le cadre. Le visiteur absorbe en règle générale des perceptions fugaces. Ici, dans cet écrin de verdure, renouvelé pour la circonstance, on l’incite à la méditation. Aux lumières de l’esprit. Sur ces stèles rigides qui hésitent entre peinture et sculpture, entre deux et trois dimensions, à l’échelle de l’humain, on lui offre une symphonie de couleurs automnales et d’éclats de lumière. Une surface peut bien après tout nous livrer sa profondeur… C’est le rôle de l’artiste que de la révéler.

Deux conceptions à la fois différentes et proches finalement, que ces propositions d’artistes. L’une obturant l’espace d’un plan frontal, autour duquel on peut toutefois tourner tant que l’on reste sur le chemin, l’autre recourant à la perspective, à une composition en creux ; l’une s’intéressant à l’intérieur l’autre à l’extérieur de la plante ; l’une translucide et l’autre opaque, l’une au cœur d’un espace libre, l’autre s’appuyant, au sens strict du terme, sur les végétaux… mais toutes deux guidées par un même intérêt pour les secrets d’un matériau inédit, le respect scrupuleux de la nature, la volonté de susciter la réflexion et surtout l’intérêt pour la lumière, source de toute vision, de toute lecture. BTN