Carnaval aux limbes

Qui aura suivi l’évolution des diverses séries produites par André Cervera, depuis quatre décennies, ne peut qu’être frappé par l’air de profond changement qui s’y manifeste.

On connaît son attachement à la figure, à des personnages mis en scène dans des situations diverses et qui semblent jouer une mascarade quotidienne, sans doute existentielle, en privé ou public..

Ils me sont toujours apparus comme des sortes de spectres, d’ectoplasmes, d’émanations visibles d’une réalité cachée derrière les apparences, et au fond la symbolique la plus juste pour définir la véritable fonction du tableau : ouvrir un espace temporaire où puissent évoluer des entités qui n’auraient d’existence que du temps où nous les regardons. Le reste, ils le passent en quelque région limbique, d’où les extrait notre regard. André Cervera donne vie à ces figures mais il le fait à présent selon un protocole original, une technique renouvelée et surtout des moyens stylistiques extrêmement épurés. C’est ce en quoi je sens frémir un air de renouveau.

Il dessine à l’aveugle, de manière spontanée et intimiste, mais comme en état d’urgence, sur de modestes feuilles de carnets, le ballet mouvementé que se livrent deux personnages rapidement ébauchés, des acrobates lilliputiens, à l’échelle de la main. Ce modeste dessin sert de base à un grand format sur papier vélin d’Arches, travaillé au sol, qui reprend les grandes lignes de la composition ébauchée et lui attribue une dimension corporelle, plus imposante. Les personnages se présentent dans une situation médiane entre leur état originel, minuscule, et notre amplitude physique moyenne, plus proches de nous donc. Ils sont ainsi dans un entre deux ou si l’on préfère dans un état intermédiaire.

Ils sont réalisés à l’acrylique, gorgée d’eau, ce qui leur donne un aspect labile et fuyant, quasi-organique. Ils sont élaborés à partir d’une seule couleur, une sorte de bleu tirant sur le noir, ou l’inverse, les couleurs de l’écrit à l’encre de nos enfances scolaires. C’est du moins l’unique couleur caractérisant l’un des personnages, à laquelle pourtant l’artiste ajoute du blanc, l’ensemble se détachant du grammage immaculé de la feuille laissée vacante. Car il n’est point de fond, dans cette série, point de second plan, point de structure qui donnerait une assise, de perspective qui révèlerait une profondeur. Le deuxième personnage est exécuté au brou de noix, lui également très liquide.

On peut ainsi analyser ce qui surprend dans cette série par rapport aux précédentes manières de procéder de Cervera.

               D’abord l’économie de couleurs, l’accent se portant en effet sur les divers effets de matière permis par l’aspect liquide, la fluidité, du médium. Les personnages s’abstraient d’autant. Ils deviennent, en quelque sorte, informels et ont bien besoin d’un cerne pour que l’on puisse distinguer leur enveloppe corporelle. La figure, en mouvement, se métamorphose et tend à disparaître. Mais ne disparaît pas totalement. Elle demeure figée dans un entre deux. Cet état transitoire est à l’image du statut, un peu beckettien, du personnage figuré. Et bien au-delà, de la condition humaine.

            Ensuite les personnages, quand on parvient à les distinguer, nous apparaissent comme flottants dans l’espace redressé du tableau. Ils ne sont pas enfermés dans un intérieur encore identifiable ni placés dans un environnement rassurant. Ils évoluent dans une dimension autre, dans quelque limbe probablement, à savoir dans une région improbable où il s’agit d’attendre une décision future qui impliquerait notre avenir. On voit ainsi mieux ce qui travaille l’œuvre de Cervera, depuis ses débuts certes, mais qui se révèle, avec le maximum de conscience possible, dans cette série. Le personnage, chez lui, n’est pas simplement le fruit d’une imagination graphique alimentée par la réalité et qui se fait figure. Il est, dans son essence même, l’incarnation de son statut : un être de passage, dans un état intermédiaire et placé dans un espace donné. Il a donc une portée métaphysique. Il tient à la fois du vivant et du néant, du visible et de l’invisible, il est Incarnation de sa situation passagère, d’être de passage. Le dépouillement de la feuille favorise cette symbolique. Le fait que les personnages soient en mouvement, accentué par le caractère organique du rendu, n’exprime que mieux leur métamorphose. Le peintre les fige, un peu comme la lave sculpte des concrétions que balaiera l’éruption suivante. Les deux êtres sont souvent liés par leur position respective : l’un sur l’autre, l’un tenu par l’autre, l’un disposé à l’inverse de l’autre… Bref donnant un sentiment d’unité malgré la différence de matière. L’eau leur sert de toute façon de trait d’union mais il semble qu’une des deux couleurs soit davantage liée à la terre, et peut-être à la matière, au corps, celle du brou, l’autre porteuse d’une dimension davantage céleste, ou spirituelle. On comprend dès lors la tension, perpétuelle, qui les unit.

Enfin, la figure devient allusive, identifiable seulement grâce à un pied, une amorce de tête, un élan de bras. On a le sentiment qu’elle cherche à s’émanciper, à se libérer. Et de quoi peut-elle se libérer sinon de son statut de figure ? Les personnages ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes, leur aspect spectral est très nettement accentué. Sans le cerne qui assure leur contour, on glisserait dans l’informel, l’organique débridé. Le cerne : encore un état intermédiaire entre un intérieur et un extérieur, un équivalent pictural de la peau et qu’est-ce que la peinture sinon une peau, une surface, le côté visible du corps de la peinture ? La signature aussi joue un rôle non négligeable puisque c’est elle qui détermine l’ordre définitif donné au tableau, le point de vue privilégié. Elle fournit une colonne vertébrale à ses corps démembrés de contorsionnistes en représentation.

            Insistons sur l’importance de l’eau. Après tout, n’est-elle pas source de vie ? La principale composante de notre corps ? L’autre étant la terre qui se fait poussière de sorte que la figure au brou de noix donne sans doute la matière qui la complète – laquelle justifie l’union entre les deux couleurs. La terre, André Cervera la connaît bien puisqu’il enterre certaines toiles réalisées sur châssis dans quelque limbe chtonienne, comme les végétaux voire les animaux, lesquels disparaissent le temps d’une hibernation. Or cette dernière est suivie d’un regain, d’une renaissance. Je sens dans la série actuelle d’André Cervera un peu de cet air de renouveau…

On peut aller plus loin. J’aime voir dans le petit dessin à l’aveugle et qui traduit la fulgurance du geste mental, une sorte de satellite qui agirait sur la planète-feuille, à distance, à l’instar des mouvements cosmiques des marées. Comment s’étonner de ces accidents récupérés, de ses effets labiles et de ses conglomérats abstraits qui circulent dans les corps organiques, devenus informels, des figures chez l’artiste ? Entre la spontanéité du dessin et sa fixation dans un espace vacant, celui du tableau, la figure, fluide chez Cervera, est bien entre deux eaux.

Pour ce qui me concerne, la figure dans les peintures de Cervera, m’apparaît comme un avatar du réel qui se serait égaré dans les limbes de ses tableaux. La question est de savoir si le personnage au brou de noix n’est pas alors l’avatar de cet avatar. C’est que l’esprit ne peut se concevoir qu’incarné dans la matière, le mouvement et la transformation permanente que nous nommons la vie (à laquelle nous prêtons une eau). Le carnaval de la vie.

La figure tend à disparaître mais ne disparaît pas tout à fait.  Elle est en état de mutation, de métamorphose, un vertige fixé. Elle incarne aussi cette possibilité, et sans doute ce désir, de renouveau qui travaille l’artiste. On comprend mieux le rôle crucial que joue sa signature dans une composition que l’artiste se fait un devoir de finalement assumer, redressée, dans un face à face frontal avec ses personnages. – Que le spectateur convié peut faire vivre à son tour, de sorte que ce renouveau… soit éternellement… renouvelé (sauf catastrophe éruptive, mais cela est une autre histoire…). Tel est l’apanage de l’œuvre d’art.

En ces temps de restrictions en tous genres nous avons tous besoin de renouveau, et que l’attente, limbique, prenne fin. BTN.

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