Au sortir de sa cure, Charles sentit bien que ses goûts n’avaient pas la même couleur, que le rouge pointu dominait les notes sourdes et que son ouïe n’avait plus le même doigté qui fleurait bon naguère la douceur vespérale. Il fallait néanmoins reprendre vue à la vie.

L’accueil qu’on lui réserva parmi les siens dépassa ses espérances et dissipa tout de go ses appréhensions. Le tout petit en particulier ne le lâcha pas d’un sabot. Il l’avait si peu vu ces derniers temps. C’est tout juste s’il se souvenait qu’il existait. Au petit, ses frères répétaient sans cesse : Quand papa reviendra, c’est lui qui racontera. Tu verras comme il sait bien, oh oui, ça pour voir tu verras, marquis de Carabas. Aussi, au moment de se coucher, Charles eut droit au traditionnel : papa s’il te plaît une histoire ! qu’il avait entendu, lui sembla-t-il, souvent seriné par les deux grands. Embarrassé, pris de court, il tenta de différer l’échéance. Ce fut peine perdue. Les enfants, ça veut tout, et tout de gosse, marquis de Carabosse.

– Il était une fois, commença-t-il, une petite fille… (un ange passa) … qui était un chat. Les enfants n’aiment pas que l’on bouleverse leurs habitudes. Un chat, ça n’allait pas ou quoi ? Pour être un enfant on n’en est pas moins strict quant aux histoires et à leurs lois. Ce n’est pas ainsi que maman racontait. Elle ne déviait jamais, quant à elle, d’un iota. C’était même ce qui plaisait à Jojo, ça ! Du haut de ses trois pommes Jojo manifesta sa première contestation de l’autorité paternelle tant vantée.

– Non papa, c’est pas celle-là, je voudrais l’histoire du petit… Mais les papas sont de grands enfants. Ils ne s’en laissent pas si facilement compter. Ce papa-là moins que quiconque. Qu’est-ce que c’était que ce petit morveux qui voulait lui apprendre son métier de papa ? Il avait de la chance qu’on lui ait demandé de faire ses preuves ou sinon, c’était la paire de claques et le dodo sans souper, marquis de Cabaret. – Et si moi, c’est celle-là justement que je veux raconter, déclara-t-il d’un ton sec comme un verre de blanc, qui surprit le plus jeune de ses fils. Ce dernier frémit, sentit comme un grand froid glacer jusqu’à son jeune coeur de biche aux abois et se pelotonna sous ses couvertures.

– Et d’abord, reprit son géniteur, ne m’interromps pas, après je ne sais plus où j’en suis et c’est comme ça que je me retrouve à l’hôpital, à m’embêter comme un rat des champs. Jojo le considéra, épouvanté, et jugea plus prudent de se taire. On minimise à tort la capacité intuitive des enfants à saisir les aboutissants d’une situation délicate, du moins dans cette histoire, marquis de Caraboire.

– Il était une fois donc une petite fille qui ressemblait à un chat. Elle était amoureuse d’un loup qui rôdait autour de sa grand-mère. Aussi s’était-elle fait offrir, pour son anniversaire et pour lui ressembler, une paire de bottes qu’on appelle cuissardes parce qu’elles montent jusques en haut des cuisses. Tu n’as jamais vu des petites filles en cuissardes, Jojo ? Tais toi ! Il faudra que je te montre ça. Tais-toi, te dis-je… Ces bottes étaient rouges, c’est la raison pour laquelle moi ton père, je l’ai appelé le chaperon botté…

Jojo avait les larmes aux yeux. Ce n’était pas du tout ce qu’on lui avait promis. Papa racontait mal. Mais maman avait bien recommandé de ne pas le contrarier. C’est qu’il avait été si malade… Son père – en fait ce n’était plus le même, on le lui avait changé son papa, ça ne faisait pas l’ombre d’un doute, à l’hôpital, c’était évident maintenant, et d’abord celui-ci avait l’air bien fatigué, avec des poches sous les yeux, et puis son père à Jojo n’avait jamais eu des cheveux gris, ces poils dans les oreilles, un si grand nez, en tout cas Jojo ne s’en était pas aperçu, marquis de Carabu. Et c’était quoi cette histoire ? Qu’on lui rende son papa, et qu’on renvoie cet usurpateur d’où il ne venait pas…

Cependant son père donc, qui semblait chercher l’inspiration dans le vague d’une idée fixe, reprit : – La petite fille avait mangé un ogre, tu te demandes comment, hein ? Eh bien c’est très simple. Elle avait attendu que cet ogre se transforme en souris et l’avait dévoré, tout botté qu’il était. Et qu’est-ce que cela prouve, hein Jojo, si la petite fille a mangé un ogre qui s’était transformé en souris ? Alors Jojo, j’attends, tu ne voudrais pas que je me mette en colère, hein Jojo, tu ne voudrais pas contrarier ton père, allons réfléchis, qu’est-ce que cela prouve, je compte jusqu’à trois, marquis de Charaboire… Et de regarder Jojo avec ses grandes dents. Jojo n’y tenait plus, cet homme-là était capable du pire, de quoi ça il n’aurait su le dire mais apparemment de tout et de n’importe quoi.

Il hurla longuement, comme avait dû se mettre à hurler la petite fille du conte quand l’ogre, sous l’apparence temporaire du loup, l’avait dévorée sous les yeux de sa grand-mère, en pleine forêt, rouge à ce moment-là. Et pas comme on le croit dans le château de la fille du roi, une beauté comme on n’en fait pas, qui ne mange plus de surcroît, de la mie de ce pain-là. Mais il hurla en vain, ou plutôt trop tard. A trois, son père le dévora.

Il était prévenu : les papas ça ne conte pas. La prochaine fois, il réfléchira. Marquis de Charabas.

Mortalité : que tu te taises ou que tu ne parles pas, si tu dois être bouffé par ton papa, je ne vois ni loup ni chat ni rat, qui selon moi l’en empêchera.

Ce conte est publié dans un ouvrage accompagné d’illustrations de Martine Lafon (Editions Rivières La Source, Uzes…)