TJEERD ALKEMA (par BTN)

(Extraits de textes publiés ça et là depuis 1980)

Acte 1) De la sculpture comme parcours (catalogue Medamothi 79-80)

Cela fait plus de 15 ans que Tjeerd Alkema, grand voyageur devant l’éternel, traîne sa paisible carcasse dégingandée de vaste oiseau migrateur (tel est le nom du père) aux avant-postes de la sculpture contemporaine. Que le soleil montpelliérain, le temps d’une performance, s’y soit laissé prendre, ne saurait étonner les inconditionnels de notre hollandais volant qui, perturbant nos valeurs mythologiques a transformé l’astre apollinien en Icare chutant et rasant le sol, lui-même l’artiste expérimentateur en Thésée arpentant le dédale de la ville, et les éventuels spectateurs, éblouis par la lumière rasante, en Œdipe, prince des aveugles. Alkema conçoit la sculpture comme un parcours. Et pas seulement spatial : temporel. De la durée du travail, il en est toujours question dans la production d’Alkema. Les clichés de ses séries panoramiques, accrochées en demi-cercle, en témoignent, qui révèlent des fragments de lieux, forcément pris à des instants différents, mais dévoilés simultanément. Le corps creuse dans la matière urbaine et nous propose une continuité de prises de vue. En règle générale, l’appareil, le cadre, le plan mural nous privent d’un nombre infini de combinaisons formelles. Alkema nous en soumet quelques-unes. Le lieu photographié, du point de vue du corps de l’artiste, invite à un cheminement mental de la part du spectateur habitué à focaliser sur une image. En ce sens on peut parler de sa sculpture comme d’un parcours visuel et physique. Ainsi ne nous étonnerons-nous pas de voir la caméra de l’artiste se déplacer, épaulée, dans les rues de Montpellier : pour une marche dans le paysage urbain, orientée par les aléas de la perpendiculaire et simplement syncopée par l’arbitraire du pas. De la sculpture comme déplacement donc. Et détournement de la photographie à des fins sculpturales.

L’enregistrement du paysage, héritage hollandais, sur une bande à 360 degrés, révèle la rotondité oubliée de notre espace perspectif. L’artiste tourne alors autour d’un point central et nous restitue, dans la continuité, ce qui a été photographié en discontinu. Le résultat visuel, aplati par sa présentation murale, révèle une configuration inédite qui sort du cadre habituel de la présentation photographique et force le spectateur à des contorsions… Pas étonnant qu’Alkema ait envisagé d’enregistrer un disque Sol/Plafond, sculpture acoustique à base de placo et de granito frottés. Il recourt en effet au même procédé mais en spirale, autour d’un axe central – et passe du visuel au son.

A propos d’Alkema, on peut parler de profusion créatrice ou de cohérence formelle mais il faut avant tout parler d’humour, que j’ai envie de qualifier de contrapunctique (ou oxymorique). En témoigneraient : des photographies du sol accrochées au mur ; néon serti de brique et posé au sol ; aperçu d’une ambiance intimiste d’un intérieur mais à partir de l’extérieur (du jardin de Vincent Bioulès, peintre coloriste) ; couverture corrosive d’une revue (cf. Textuerre) dans le but d’user les livres contigus ; exposition de longues pièces de stuc, allongées sur le sol : « parce que le plafond est en stuc ,madame ! » ; chèque d’une brique, signé Yves Michaud, contre une brique réelle choisie par l’artiste ; reproduction des 9 premiers cms de l’objet Centimètre de façon à susciter une illusion d’optique ; reproduction de dalles ou graviers  lourds sur un support léger etc.

De même de son intervention au faubourg de Nîmes, interrogeant les gens, dont il stocka les commentaires, traçant, mine de rien, un parcours discursif… et jouant avec la mémoire des interrogés. On peut fouiller et donc sculpter dans la mémoire, cet autre labyrinthe…

Au fil de ses investigations, Alkema, croise les œuvres de Dibetts (présentation photographique), Richard Long (importance de la marche et sa restitution plastique), Gordon Matta Clark (sort fait à l’architecture attaquée), Carl André (œuvre la plus près du sol possible), Bruce Nauman en vidéo (implication du corps de l’artiste ou sortie hors du cadre), et au « process art » en général (processus intégré au résultat : la monochromie grisâtre du ciment, par exemple, n’est que l’effectuation d’une décision conceptuelle préalable et de son déroulement technique ; la sculpture donne à voir son processus de fabrication).

Depuis quelques temps, la photo et la vidéo laissent place à des matériaux urbains des plus simples et solides : béton, acier, aluminium, plâtre, stuc, bois et même tissus charnière, clous ou colle,  voire scotch. Matériaux modernes, liés à notre environnement quotidien qui se veut urbain.

Le béton par ex est coulé dans un moule de bois articulé (ou de métal) lequel, après séchage, sera ouvert et accroché sur le plan mural. Le moule, tendu ou comprimé, réagit différemment du béton, lequel ratifie la prise organique de la matière, sa résistance aux forces de gravitation. L’ensemble est inédit puisque la matière, prisonnière, respire sans son cadre sur le mur tandis que celui-ci semble s’être émancipé de sa fonction contenante et comprimante. Le spectateur doit effectuer un effort de remémoration pour apprécier le processus engagé. Il est donc impliqué. La question qu’il se pose : « Comment ça se fait ? ». La pièce, dépliée, souligne sa forme dans le vide à l’entour. L’horizontalité lui sert en général, de base (Alkema vient d’un plat pays…). Elle s’ouvre à l’infini dont elle devient le point de départ ou contrepoint.  Ce qui se donne à voir, en effet, c’est le matériau qu’en général l’on cache. L’autre côté du mur. Guère noble pour un sou.  Pas étonnant qu’Alkema envisage de creuser les cloisons de la galerie Medamothi pour y dessiner en ellipse son disque d’or anamorphique. La sculpture se fait gravats au sol, creux dans le mur, et comme souvent le vide finit par faire le plein. Creuser c’est sculpter aussi. Le lieu d’exposition requiert ainsi une importance majeure dans la production d’Alkema.

En la galerie K. Pissaro, en 1980, Alkema avait déjà joué sur l’architecture des lieux. Les pièces de ciment étaient posées à même le sol, les moules aussi bien que les empreintes obtenues après retournement, et les courbes qu’elles déterminent nous amenaient de l’entrée vers la sortie, selon un cheminement régulier, symétrique car les pièces se voulaient identiques. Cela nécessitait de la part du visiteur l’effort de réorganisation, déjà mentionné,  après le parcours corporel… Le visiteur joue ainsi un rôle actif dans l’articulation du lieu à l’œuvre (et vice-versa). L’œuvre d’art se voit ramenée à son statut originel de mouvement, de geste et en définitive de trace ou de signe. Lieu, visiteur, le troisième élément, l’œuvre, est bien pour Alkema un trait d’union. Le lieu est alors perçu autrement. La représentation que l’on se fait de la sculpture en est modifiée. Et le statut du spectateur, du moins on l’espère s’en trouve transformé puisqu’il est sollicité, corporellement, mentalement et du point de sa mémoire, de ses capacités techniques ou esthétiques. De passif et admiratif il devient actif et co-producteur du sens de l’œuvre.

Acte 2) Disque d’or : Revue Artistes (Février 81).

Tjeerd Alkema vient de graver dans la mémoire organique du lieu dit Medapothi, en référence à Rabelais et à son île des peintres, la plus spectaculaire de ses réalisations. Il s’agit d’un disque géant, présenté en anamorphose, d’un foyer visuel à l’échelle de l’artiste. C’est dans ce même lieu qu’il grava un vinyle Sol/Plafond, réalisant ainsi une sculpture acoustique, Rect/verso. La grande force de l’œuvre tient à ce qu’elle recourt à un minimum de moyens matériels pour un maximum d’effets plastiques. Car c’est pour la majeure partie, ici encore, le vide qui fait le plein. Les plans du mur et du sol se partagent les deux hémisphères, ou illusions d’hémisphères, ce dont témoignent les rayons en apparence inégaux ayant permis leur réalisation. L’anamorphose suscite le redressement de l’ovale circonscrit, peinturluré à la touche dorée. Il va de soi qu’une promenade autour du plan du sol détruit l’illusion et dévoile les ressorts de la pièce (et de la Pièce où elle s’inscrit). Par rapport à ce vide aplanissant les supports orthogonaux suscités (mur/sol), les surfaces colorées jouent le rôle de fond, mémoire du vide par sa révélation. Car sculpter, pour Alkema c’est avant tout faire le vide. L’axe de lecture du Disque amène à articuler visuellement les plans du mur et du sol. On les met donc visuellement sur le même plan, mais un plan dont le socle n’est rendu possible que grâce à votre éphémère situation spatiale, laquelle se modifie et fait perdre la vision globale du disque au moindre déplacement. L’effet sculptural dépend donc du regard et du corps du visiteur.  A ce propos, puisqu’il s’agit de disque, Alkema propose le concept d’acoustique visuelle. Il s’agit avant tout de travaux de démoli-sillon et de reconstruction au sol de ce qui a été prélevé au mur.

L’hémisphère du haut, sa configuration bien nette qui favorise l’illusion anamorphique, le mural donc, forme une avancée par rapport à tous les creusements périphérique du mur ayant permis l’amoncellement de gravats autour de l’hémisphère du sol, qui se projette, hors le point focal, au devant du visiteur. Alkema exhibe en quelque sorte l’envers du verso, ou du décor, de la partie dorée. Sculpture urbaine faite de matériaux urbains mais aussi révélation de l’inconvénient majeur de la peinture. Elle cache évidemment le mur. La sculpture urbaine d’Alkema montre ce qu’il y a derrière le mur, lui-même pris comme surface peinte. Détail amusant : les plinthes originelles de faïence rappellent des lingots d’or, pris entre le mur et le sol. Mais si la partie murale est exécutée aux dépens du mur, les gravats fournissent, on l’a suggéré, la partie complémentaire à la périphérie du plan du sol. Non seulement comme vestiges du travail de démolition, comme réinscription du rejet dans le périmètre investi mais comme allusion extrinsèque au sillon intrinsèque absent. Le rond central, mis en abyme du disque dans son ensemble, mais non peint, est également formé de gravats, et du scotch détendu ayant servi à dessiner les rayons perpendiculaires et structurels de la pièce. S’ajoutent les objets accidentels relatifs au temps de travail : capsules, mégots, traces de pas… Sculpture rayonnante ? Baroque ? Bas relief d’une fin de millénaire ? La sculpture d’Alkema fait table rase d’une conception éculée de la notion de volume. On ne tourne plus autour d’un objet, ce dernier s’ausculte à partir d’un point fixe. Et l’œuvre est éphémère. En ce sens elle rejoint les vanités traditionnelles. Seules les reproductions en restitueront la mémoire acoustique et visuelle.

Acte 3) Ausculptare : in L’île aux peintres (été 81, Eds BTN)

Tjeerd Alkema se joue, dans ses travaux sur béton, plâtre, stuc et ciment, des trois catégories majeures des arts traditionnels que sont l’architecture, la peinture et la sculpture.

D’abord l’architecture, manifeste, dans sa production récente, dans son recours aux matériaux urbains, non nobles ni susceptibles d’effets esthétiques convaincants, dans sa prise en compte de l’espace d’exposition. Alkema tente de les faire passer du fonctionnel au plastique. Du prosaïque au sublime. C’est son côté alchimiste. Pas étonnant qu’il ait configuré un disque d’or.

L’architecture impose souvent à la sculpture sinon un concept du moins une conception. L’artiste ne s’en cache pas : ou bien c’est le « Où, quoi ? » des réalisations en atelier, ou bien c’est le « ça, là… » des réalisations éphémères. Ce qui s’y rend concret, c’est le temps d’opération d’un ensemble de forces matérielles. Telle est la définition de la sculpture selon Alkema. On note toutefois une volonté d’Alkema soit de se passer du socle, et d’œuvrer le plus près possible du ras du sol, ce qui donne l’impression que ces pièces font partie de l’architecture du lieu, soit de les disposer dans l’espace mural et donc de les rapprocher de la peinture, d’un art décoratif, de ce qui cache l’envers du décor, le refoulé de toute œuvre brillante (pensons au large creux qui entoure le disque d’or). Comme on le voit, Alkema mêle les trois arts majeurs et rejette en bloc ce qui les différencie.

Quand le béton prend, dans le cadre qui lui impose ses limites, parfois débordantes, quand il devient phénomène sculptural (par l’opération du saint esprit, pourrait-on dire), quand il se fait solide et remplit instantanément le cadre comme une photographie son rectangle, comment ne pas imaginer le regard fasciné de l’artiste, nouvel alchimiste ai-je dit, et son sourire jubile. Il coule et il moule. Il donne la vie… Car les pièces sculpturales d’Alkema sont rotatives ou articulées au mur ; elles glissent sur le sol et insufflent le mouvement. Deux cercles concentriques pour l’exposition chez Pissaro, à Paris, déterminant un parcours, à partir d’un seul moule. Elles vivent, bougent et communiquent leur mouvement au corps du visiteur. Alkema les regarde vivre et nous invite à les faire vivre à notre tour : par le parcours dans l’espace architectural d’un côté, par la remémoration du procédé ayant permis leur exécution, puis leur présentation picturale. La sculpture se tient dans l’entre-deux. Entre l’espace vide et le support mural. Architecture et Peinture. Et re-conceptualisation par le visiteur qui devient re-créateur. Ou mieux Co-créateur. Qui partage ainsi les arcanes de la création et démythifie les notions de génie ou d’inspiration qui lui sont associées.

Ce qu’il faut se remémorer, c’est le temps d’opération et le procédé, le processus.

Revenons à la peinture, d’une part elle témoigne du caractère décoratif de certaines pièces ainsi que le prouve le disque peint en or, ou en argent, ou en blanc, en anamorphose, sur certains lieux, ou restitué sur un support à roulettes. Mais qu’on se souvienne aussi que les matériaux urbains  recourent à l’eau. En un certain sens, ce qui se donne à voir, c’est de la peinture à l’eau. Du moins dans la présentation murale, laquelle, à l’instar de la peinture cache le mur et ce qu’il y a derrière. Une peinture un peu épaisse, il est vrai mais la monochromie est bien là.

C’est par la combinaison hiérarchisée de ces trois catégories que « prend » pratiquement l’œuvre visuelle d’Alkema, laquelle, à l’instar des anciens compagnons, décore, d’une œuvre baroque, et de ses réalisations urbaines, notre environnement déprimé.

Encore n’ai-je pas parlé de ses derniers dessins qui partent d’éléments d’architecture afin de concevoir une sculpture, à grand renfort de… couleurs.

Acte IV) Un maître de l’anamorphose au Carré Ste Anne (Avril 97, Reg’arts).

Les sculptures d’Alkema arrêtent le regard, suscitent l’approche, forcent au déplacement. En règle générale, elles présentent la particularité de changer de forme dès qu’on se déplace autour d’elles. Elles sont tout ce qu’on veut sauf frontales. Toutefois, d’un point de vue unique et un seul, appelons-le idéal, elles prendront l’apparence d’une forme parfaitement identifiable parce que qu’universelle : un cube ou quoi que ce soit de déterminé. Déplacez-vous de quelques pas et il en va tout autrement. La forme parfaite se déforme. L’œuvre livre ses secrets, montre l’envers du décor. Elle nous fait assister à son processus de fabrication. On la découvre bossue, bancale, irrémédiablement gauche. On est rarement allé si loin dans l’illusion ni dans les éléments constitutifs de cette illusion. On aura reconnu ce procédé optique que l’on nomme anamorphose mais que Tjeerd Alkema n’utilise pas à des fins ludiques. Les implications philosophiques sont évidentes et dérangeantes. Et si toute vérité était relative au point de vue ? Que ce point de vue change et la vérité est tout autre, difforme, monstrueuse… Les sculptures d’Alkema ont quelque chose de déplacé. Elles suscitent le scepticisme.

Car il s’agit avant tout de perturber. Notre environnement ne nous a que trop habitués à la suprématie des formes déterminées, à la tyrannie de la verticale et de l’horizontale, à la primauté des repères orthonormés. Tjeerd Alkema leur donne en quelque sorte du jeu. Il inquiète et tel est son rôle, comme disait Gide. La disparition inquiète. Mais ce sont surtout nos assises rationnelles, si rassurantes, qui en prennent un coup. Notre hyper-confiance en la justesse mathématique par exemple. Glissez une oblique, une courbe, un relief incurvé, tridimensionnel, penché où le regard se sustente d’une géométrie parfaite, et voilà nos regardeurs pris de vertige. Il leur faut à tout prix se déplacer, se convaincre que la forme identifiée n’était qu’un leurre. Tjeerd Alkema nous fait marcher. Il sculpte ainsi avec le temps. Car le temps modèle nos regards autour de l’œuvre. Le temps qui révèle ses à-côtés.

Urbain e résolument emprunté au quotidien, le matériau importe peu pourvu qu’il se plie aux exigences de la forme. Alkema privilégie le contreplaqué, léger, maniable et modelable, ainsi que le polyester mais il a travaillé l’inox pour son monument à Wolgang Amadeus Mozart ; érigé à Gennevilliers. En règle générale, ses œuvres ne dépassent pas les deux mètres cinquante (la taille du sculpteur, les bras levés). Car tout volume, pour Alkema, mobilise – c’est du Calder à l’envers – nos capacités motrices. Il sollicite le déplacement corporel. C’est une expérience de dimension humaine ui nous est proposée.

Aussi n’est-il guère étonnant que nous soyons invités à passer dessous. Qui n’a jamais rêvé de connaître les dessous de l’œuvre ?

Acte V) Sculpture d’été au Parc de Villary, Nîmes. Août 2003 (L’art-vues)

Enseignant aux Beaux-Arts de Nîmes, Tjeerd Alkema est l’une des figures les plus attachantes de la création régionale. Jacques Aldebert, président de l’International Contemporary Art Association et Philippe Pannetier, ne s’y sont pas trompés, le premier recevant ses sculptures monumentales dans le grand parc de Villary, tout près de Garons.

Les sculptures de Tjeerd Alkema sont conçues et élaborées pour susciter le déplacement. Leur approche visuelle, d’un point de vue fixe, restitue la forme simple, en général un carré, dont elles sont issues. Mais pour trouver ce point fixe, il faut dans un premier temps s’armer de patience afin de trouver le bon angle de vision. Un temps, deux temps, le mouvement est rendu nécessaire si l’on veut appréhender la forme dans sa disposition idéale. On reconnaît l’art du trompe l’œil, de l’anamorphose. Ainsi ce que nous croyons voir n’est pas forcément ce que notre œil perçoit. Une forme peut en cacher bien d’autres. Des sciences comme l’astro-physique nous prouvent qu’une figure céleste ne nous apparaît jamais sous son aspect réel mais sous l’apparence que notre système oculaire peut percevoir. Avec Alkema, on est en pleine révolution copernicienne. Inversement, l’art géométrique minimal qui ne s’attechait qu’à des configurations dites simples, est interpellé. Quelle paresse de perception ! Un cube, chez Alkema, se présente de prime abord sous forme de polyèdre, avec ses creux, ses angles, et ses multiples facettes. Il n’est pas donné en soi. Il est l’effet d’un calcul savant. Au visiteur de le déceler.

Ainsi le volume change-t-il de forme dès lors qu’on tourne autour, ce qui est le principe de la sculpture. Or le déplacement est l’équivalent de l’art du mouvement par excellence, le cinéma, et de tous les moyens d’imprimer l’image qu’il suppose. Les sculptures d’Alkema font du spectateur qui tourne autour de ses œuvres, à la recherche d’un point focal, une caméra ambulante. Qui connaît ses travaux antérieurs se souvient qu’il concevait alors la sculpture comme un parcours, caméra sur l’épaule, à creuser son labyrinthe visuel dans les ruelles de la ville. Cela signifie, une fois encore, qu’il ne suffit pas de manipuler la technologie contemporaine pour faire une œuvre pertinente au regard de l’Histoire de l’art. La sculpture, du fait de sa longévité et de son statut ( !), peut intégrer toute innovation lui déniant le droit d’exister. Ce n’est pas l’emploi d’une technologie qui fait la pertinence d’une  démarche. C’est la pertinence d’une démarche qui justifie le recours éventuel à une technologie. Ainsi, dans ses dessins préparatoires, l’artiste flirte-t-il avec la 3D. Il pourrait concevoir la métamorphose de ses cubes par ordinateur. A quoi bon, si l’esprit du virtuel habite ses conceptions, les inclut sans avoir à s’y soumettre.

Avec le polyester, le plus nîmois des sculpteurs hollandais a trouvé un matériau souple, racé, maniable, qui se prête au fuselage et au modelé que ses dessins préparatoires supposent. Deux facteurs sont à mettre en exergue : d’abord la lumière et les jeux de valeur qu’elle induit, complexifiant encore l’approche du volume ; les arêtes et leur point de rencontre qui permettent de nouvelles surprises, tel angle qui nous semblait venir vers nous dessinant en fait un creux dans la matière. Le point de vue qu’Alkema porte sur des formes simples perturbe nos repères visuels et donc notre façon de penser. Car si la leçon d’optique oblige à se déplacer corporellement, qu’en est-il de l’esprit qui s’accroche à des idées simples dont un travail de ce style montrerait la polymorphie insoupçonnée ?

Et ce n’est pas fini :

Al/ma avril 2010 (expo collective). L’art-vues

C’est avec bonheur que nous avons revu les œuvres de l’un de nos plus grands sculpteurs, d’origine hollandaise mais ayant résidé longuement à Montpellier puiis à Nîmes où il a d’ailleurs enseigné (Beauxs-Arts). Ayant toujours considéré son activité sculpturale comme un parcours, Alkema s’est polarisé sur les anamorphoses abstraites qui forcent le spectateur à se déplacer dans l’espace afin de trouver l’angle de vue à partir duquel un motif géométrique s’impose à notre regard : le cube en général (même si on lui a vu jadis réaliser ainsi entre mur et sol un gigantesque disque d’or). C’est ce que l’on a pu constater chez Al/ma où un portique nous attend, autour duquel il nous faut tourner pour réaliser que, ce que nous voyons et la réalité physique des matériaux ça fait deux choses, expérience que la science n’en finit plus de vérifier. Au sol, des petits volumes de plâtre finissent par proposer leur forme idéale de pure géométrie. Au mur de petits agencements métalliques forcent le spectateur à trouver sa place, et donc à jouer le jeu car, c’est sans doute l’un des grands mérites d’Alkema d’avoir apporté du ludique, ou du jeu et donc à l’austère art dit minimal. Des dessins d’architecture complètent cette exposition en laquelle le spectateur est activement invité à participer…

Al/ma avril 2013. L’art-vues

Tjeerd Alkema est sans doute le plus grand sculpteur de notre région, ce qui ne l’empêche pas de rayonner au-delà, notamment dans sa Hollande natale. Ayant depuis des lustres focalisé sa production sur l’anamorphose, il se livre à des constructions complexes afin de proposer au public des formes géométriques mouvantes, plus exactement qui se modifient en fonction et au rythme de nos déplacements. C’est en quelque sorte le visiteur qui modèle le volume jusqu’à un certain point, celui où apparaît une forme géométrique pure ou aisément repérable : cube, parallélépipède, polyèdre. Il faut donc chercher et trouver la position idéale grâce à laquelle le forme se fait perceptible. On a ainsi affaire à une sorte de jeu entre le spectateur, habituellement passif, et l’œuvre de l’artiste, voire de l’artiste lui-même, grand ordonnateur focal du jeu en question. Mais à partir de formes qui ne lui appartiennent guère, de formes universelles, telles qu’a su les exploiter l’art minimal, d’ailleurs ironiquement suggéré au passage. Sauf qu’ici le matériau est urbain, plâtre, ciment, résine, voire familier ou domestique. Et surtout nous sommes placés dans une perspective baroque, dans le refus de l’objectivisme froid, dans une ironie qui justifie la référence à Bouvard et Pécuchet comme titre de cette expo, en tout cas bel et bien dans le déplacement.

Le déplacement, Alkema le connaît bien, lui qui le pratiquait, caméra sur l’épaule, dans les rues de Montpellier, dans les années 70, sculptant son itinéraire dans le labyrinthe urbain, avec son propre corps comme outil de travail et instrument de mesure. Jouant parfois avec la course du soleil, à l’aveugle, obturant de son rayonnement le point de fuite au bout de rues. Les matériaux du quotidien, Alkema les a beaucoup pratiqués, notamment dans ses fameux disques d’or, in situ ou mobiles, creusés à même le mur ou la paroi, en anamorphose déjà. Alkema l’a déclinée de plusieurs façons : dans la sculpture bien évidemment, sans doute la plus spectaculaire, avec ses pièces qui changent radicalement de formes selon le point de vue que l’on adopte pour les regarder, et interrogeant et critiquant notre appareil perceptif, ses codes (la perspective) et ses limites. Les œuvres murales, en principe plus légères, métalliques et bi-chromes, par exemple, et qui contraintes par le mur, n’obligent plus à tourner autour mais à effectuer un déplacement semi-circulaire. Les dessins qui rendent compte de la complexité conceptuelle des œuvres réalisées.

Avec ses anamorphoses Alkema joue donc sur trois tableaux. On s’en rend compte en cette exposition qui nous rappelle l’importance du sculpteur dans le paysage actuel…

 

 

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