ROSARIO HEINS

            Il n’est guère interdit d’évoquer le bonheur en peinture. Les toiles de Rosario Heins respirent ce bonheur et Dieu sait si, dans ces temps saturés d’images douloureuses, nous avons besoin, une fois n’est pas coutume de nous rincer le regard, de le tourner vers le plaisir des sens et le peu de paradis qu’il nous reste. Les formes sensuelles, les couleurs variées de ses objets, l’impression d’abondance que ces tableaux exaltent nous engagent sur cette voie positive.

            Cette artiste d’origine colombienne semble recourir à la plage, aux connotations saisonnières assez fortes, comme territoire d’investigation. Elle y trouve à foison ses sujets de prédilection, ceux sur lesquels se dépose ou repose la couleur : les bouées, les ballons, les cerfs-volants, les parasols, les savates, les lunettes… Et les gens qui les vendent et transportent, véritables marchands de bonheur ambulants, sortes d’hybrides faits de chair et d’objets, les uns enveloppant l’autre, quitte à le faire disparaître, sous l’abondance des modèles. L’espèce humaine cachée sous les spécimens. On criera à l’apologie de la société de consommation : c’est oublier la légèreté des marchandises qu’un coup de vent parfois pourrait faire s’envoler si l’homme justement ne détenait pas l’art de les rassembler. Cela va plus loin : l’existence est lourde à supporter. Les couleurs de la légèreté manquent à notre désir. En fait le vendeur ressemble à un magicien, à même d’émerveiller par son habileté et de combler les aspirations des grands ou des petits en leur offrant la possibilité de se payer, pour quelques sous, un peu de couleur. Au demeurant, si le magicien s’adresse avant tout aux enfants, il lui arrive de toucher les grands qui le sont quelque peu restés ou qui regrettent les vertus qu’on leur prête.

            L’envers du décor n’est pas oublié. L’œuvre de Rosario Heins n’est pas innocente. On sait bien que dès qu’on chasse le réel pour s’offrir un peu de rêve, celui-là ne peut s’empêcher de revenir au galop. Face aux touristes acquéreurs, privilégiés et nantis, il y a des travailleurs vivant plus chichement, acculés à des tâches ingrates, sans doute exploités. On retrouve cette dualité un peu partout dans le monde, en Colombie comme à la Grande Motte, ce qui témoigne d’une certaine universalité que recherche l’artiste. Les deux cohabitent dans ses toiles comme si le tableau était à même de devenir le lieu de toutes les utopies, de la conciliation temporaire des contraires dans la résolution d’un plaisir partagé avec le visiteur. En outre, si la lumière est franche, maritime, estivale, elle comporte sa part d’ombre, que ne renie pas l’observatrice attentive. C’est l’envers du décor, la marche inlassable du vendeur.

Le fait même d’exalter des matériaux pauvres et périssables, comme la matière plastique, témoigne du fait que des trais d’union peuvent être trouvés. Et le caractère limité de leur usage de choses n’est pas sans rapport avec cette notion de temps que nous passons trop brièvement devant chaque tableau. L’artiste traque son motif, qu’elle photographie puis reproduit sur la toile, en général carrée, en plan d’ensemble pour les sujets éloignés qu’elle peint alors selon des dimensions que nous qualifierions d’humaines (1,50 x 1,50) tandis que les plus petits formats (50 cm) se focalisent sur un détail, de manière quelque peu métonymique. Ainsi l’objet dévoile-t-il un peu de son mystère. Vu de loin, au contraire, il témoigne de son exubérance que nous qualifierons de baroque et qui correspond bien à la sensibilité des populations précolombiennes telle qu’elle s’exprime par leur art. Les êtres qui se prêtent au jeu de la pause/pose éphémère sont en général souriants, heureux que l’on s’intéresse à eux, à leur art de la composition d’un bouquet d’objets. De même que le peintre dans son tableau au fond. On devine chez Rosario Heins un désir de restituer de l’humanité à la peinture. C’est sans doute la raison pour laquelle elle nous procure le plaisir enfantin de la surprise : un homme objets aux couleurs radieuses comme un arc en ciel. Et la joie qui en découle. BTN