LES CORBEAUX M’ONT MIS LES NERFS

Oh, ils n’avaient rien à me reprocher, nommément je veux dire. J’étais au mauvais endroit, au mauvais moment, voilà tout. Mais bon : qu’auriez-vous fait de tous ces gens venus d’un peu partout, des autres continents, du diable Vauvert même ? La plupart n’avaient même pas de papiers, d’actes légaux d’état civil. Leur naissance était cachée, pensez… J’étais payé pour le savoir. J’avais été plutôt indulgent lorsque les événements s’étaient précipités. Il faut savoir faire preuve d’opportunisme en cas de crise. Aussi le tout premier – je ne sais pas pourquoi je le considérais alors comme un dernier – , assis sur le perron, je le saluais sans ostentation ni gravité. Il faut toujours respecter les plus faibles. Ils forment le plus grand nombre après Tout. Un salut furtif, un peu fautif en quelque sorte. Parfois, je donnais la pièce. Certes pas de grosses sommes. On m’avait recommandé, en haut lieu, de ne point abuser faveurs insignes. Ca les attirait, pensez… Mais enfin de quoi tenir le coup, le coup de rouge veux-je dire. En contrepartie l’intéressé rendait de menus services : il chassait les intrus, éloignait les plus indésirables. Il réclamait son dû à qui m’honorait d’une suprême visite. Cela décourageait les entêtements. Et c’est au fond ce que je cherchais, je m’en rends compte à présent. Ainsi dissuada-t-il tous mes amis mais cela m’importait peu car je n’ai pas d’amis. Le préposé renonça vite à ses tournées; la belle affaire. Qui m’aurait écrit, empêtré dans ses soucis ? D’ailleurs l’aurait-on laissé passer, j’en doute fort. Ils étaient friands de nouvelles, ça égayait leurs derniers moments – les miens veux-je dire. Qui aujourd’hui se préoccupe du service des lettres ? Il y a d’autres urgences à fixer et d’abord qu’est-ce qu’on va leur donner à becter à ces charognards ? Quant aux démarcheurs, ramoneurs, rémouleurs et autres bateleurs, devenus inutiles on les aurait proscrits que je ne les eusse guère regrettés, ces imposteurs. Combien de robot domestique, de calculette électronique, de séjours mythiques en des îles comme on n’en fait plus ne m’avaient-ils proposés, qui n’avaient jamais fonctionné, jamais abouti ? Cependant, l’inéluctable est arrivé. Un soir,  » il  » ne m’a pas reconnu. J’ai tellement changé, je finirai par lui ressembler. J’ai dû payer la taxe. C’était le prix de ma sérénité. Quel avertissement ! Quelle leçon moi qui me croyais bien à l’abri, drapé dans mes certitudes du siècle d’antan. Quand l’air était respirable. Que la neige tombait une fois l’an. Qu’on s’engueulait pour des vétilles, entre voisins, entre copains. Il était si tard pour résister. D’ailleurs une ombre inquiétante furète du côté des haies de lauriers-sauce. Celui-là même qu’ils arrosent de leurs urines et autres humeurs. Je n’ai pourtant rien à déplorer. J’ai fait mon temps. Et quand je dis rien ce n’est pas un vain mot, je vous prie de le croire.

J’ai bien pensé les inviter. C’eût été différer l’échéance. Et puis à quel titre ? On invite ses beaux-parents, son directeur, son proviseur, son âme-sœur, son éditeur. Où sont-ils ceux que j’ai connus ? Ma concubine s’est fait la malle depuis longue lurette. Trop coquette, trop bébête, trop replète. Ella dû succomber sous le nombre. J’avais coupé tout contact avec le clan familial. Pas assez lucides, aucun réalisme, pas une once de pragmatisme. Ils mangeaient à tous les râteliers. Ils doivent être sur la paille. A attendre eux aussi mais de l’autre côté. Je n’ai jamais supporté l’autorité. Disons qu’elle ne m’en impose pas. Qu’elle ne s’impose pas à moi. L’union seulement m’impressionne, comme un raz de marée. Quant à m’entendre avec qui que ce fût, si ç’eût été possible, on m’en aurait informé, depuis le temps. Non, à bien y réfléchir notre  » cohabitation  » fonctionnait bien de la sorte. En tout cas aurait pu. Ils étaient les maîtres à l’extérieur; je conservais mes prérogatives tant qu’ils le jugeaient loisible. Eux sur le pas, moi dans mon asile. Car sortir à présent passerait pour une provocation, pensez. On ne se refait pas. Assurément j’avais perdu mes illusions. Ils étaient devenus les maîtres. Les bulletins d’alerte ne le ressassaient que trop, les derniers temps. Le plus terrible était cette impression d’inéluctabilité. Elle se dégageait de leur calme. J’allais presque dire communicatif. Leur système de révolution était on ne peut plus paisible. Et le pire c’est qu’il se faisait à leur insu. Chacun s’y résignait. La question ne se posait plus des lendemains qui déchantent. L’avenir était là, sur le seuil. Et cette espérance empestait.

Ce qui m’étonne, quand je me surprends à les observer, par le judas, c’est l’absence de chef. Ils semblent interchangeables. D’ailleurs quelle décision pourraient-ils prendre ? Il leur suffit de survivre et c’est bien assez, allez. L’autorité sera rétablie assez tôt, un jour ou l’autre. On verra alors si l’un d’eux est à même de tout se permettre. Moi aussi j’étais un meneur d’hommes autrefois. Et des plus craints même. On voit où ça m’a mené. Le premier arrivé, cet oiseau du malheur qui ne vient jamais seul, je serais bien capable de l’identifier à présent, ou ce qu’il en reste. La saleté rassemble. L’odeur âcre les rassure. Des femelles, courtaudes, rougeaudes, aux cheveux raides coupés au bol sont apparues au fil des semaines. Elles cherchent des noises, histoire d’attirer l’attention.

Elles perturbent le groupe, à leur accoutumée. Certaines se gourmandent à qui mieux mieux pour un semblant de place assise. Elles vomissent volontiers la bouffe du dispensaire. Elles n’ont pas la moindre pudeur. Elles se baladent à moitié à poil au cas où on oublierait leur raison d’être. Les mâles reluquent, rigolent et reprennent leur marmottage. De quoi est-il question, je l’ignore. Pas de moi je suppose. Sinon ils amorceraient leur tactique d’encerclement. Tel n’est pas le cas. Leur prolifération se fait dans l’anarchie. Celle de la force et du destin. Du temps qui m’est compté mais qui ne compte pas pour eux, qui ne se mesure pas à la même enseigne. Encore heureux qu’ils ne fassent pas d’enfants. Ce serait la goutte d’eau… mais ceci est une autre histoire. Pour l’instant, ils sont près les uns des autres. Bientôt ils seront les uns sur les autres. L’Histoire a un tel poids. La porte alors cédera, tout aussi bien le toit. Qu’adviendra-t-il de moi ? Je me serai assoupi depuis longtemps sans doute. Avec l’intention de ne jamais m’éveiller.

Je n’ai plus rien à grignoter mais cela n’est pas grave. Vivre dans la pénombre. Je m’en accommode. Je ne connais pas l’ennui et les pulsions intempestives ne sont pas mon fort. Jadis, j’aimais me promener dans les quartiers chics, à reluquer les mannequins dans les vitrines de luxe. Je parle ici d’un autre monde. Non, ce qui me manque le plus c’est de ne plus recevoir d’émissions des zones préservées. Mon computer est détraqué et de toute façon, les images me sont comptées. Seules les annonces aboutissent. Des annonces du temps passé. N’ayant pu être diffusées à l’époque, par suite d’encombrements… Des annonces en souffrance si tant est que ce dernier mot ait toujours un sens. Reste le petit écran. L’un d’eux a dû trafiquer l’antenne, ce ne sauraient être les rares mouettes. D’ailleurs ils ont une télé portative que l’un d’eux a sans doute piqué à quelque veuve étourdie, je veux dire lubrique. Ce n’est pas que j’ai tellement besoin de me distraire, je n’en ai guère le temps. L’attente est si longue jusqu’à l’éternité. C’est plutôt que cela me détachait d’eux. Cela durait un bref moment mais je m’y ressourçais en quelque sorte. Je me faisais mon petit cinéma mental. Je refaisais le monde. C’était il y a longtemps déjà. Le temps de l’apprentissage. Il n’empêche, j’aurais bien aimé, avant de passer le relais, revoir une dernière fois des visions interdites, des clichés d’autrefois, même ineptes, de ma jeunesse quoi. Les revoir. Pas les imaginer, les revoir. Comme s’ils avaient existé vraiment, je veux dire. Qui sait ? Si l’autre là-haut lâche l’antenne. On peut toujours rêver. Qui m’en empêcherait ? Qui ? Allons, qui ? Répondez, bande de lâches… Plus que quelques secondes et je vous dis bonsoir… Place au règne du bruit et de la fureur. C’est qu’ils m’ont mis les nerfs, ces surmultipliés…

 

Publié dans le recueil collectif Vers le 21 ème siècle, par les Eds Nacsel.