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BERNARD TEULON-NOUAILLES

L’auvergnat (1ère version)

         BERNARD TEULON-NOUAILLES

 

L’auvergnat

 

                        

      I)

            Ce jour-là, le très jeune et déjà bel homme au nom encore indécis, le fils de la couturière, sortit de son antre pour la première et avant-dernière fois. Sa mère le lui avait pourtant rigoureusement déconseillé. Elle craignait tant de le perdre prématurément lui aussi. Il n’en avait cure. A presque dix-huit ans, beau comme un apollon pour les unes, doux comme un jésus pour d’autres, les recommandations d’une inconsolable veuve, pas du tout joyeuse, glissent sur votre gilet de laine comme l’eau de pluie sur de la soie satinée. Ses vêtements, parlons-en : les chemises blanches avec une étoile en insigne sur la poche, au col impeccablement empesé, de l’illustre défunt, qu’il n’avait pas eu le temps d’user durant ses diverses missions ; des culottes courtes de velours à grosse côte, taillées dans les anciens pantalons paternels ; des bretelles héritées d’un aïeul, plus glorieux encore, afin de les maintenir en place, les culottes, au plus près du nombril ; des chaussettes de nylon très fines, immanquablement noires, extirpées du tiroir dans lequel les fourrait l’époux regretté. Celui-ci avait légué, certes sans le dire mais en mourant tout de même, la plupart de ses chaussures, un peu usées il est vrai par des années de traque, de filature et d’assauts, du talon et du dessous de pied, dont le cuir pourtant, bien lustré, résistait insolemment aux injures du temps. Il eût été dommage de laisser périr ces belles et précieuses reliques, indispensables, achetées avec goût, trois lustres auparavant, par un homme d’action vénéré de ses pairs tout autant que par ses deux autres fils, disparus également entre deux obligations, sur la route, après une histoire de course poursuite avec quelques malfrats, portés sur la musique tzigane. Les mauvaises langues développaient une autre version des faits. Que leur venin les étouffe ! L’honneur de la fratrie demeurait immaculé. De même paraissait, disait-on, l’esprit du jeune homme.

            Il vivait, jusque-là, jusqu’à son départ veux-je dire, sur les hauts plateaux d’un immense département quasiment désert que nous situerons, pour des raisons de commodité, dans la moitié sud de la France, dans ce que d’aucuns désignent comme les massifs de l’arrière-pays. Il y pleuvait les deux tiers de l’année. On l’appelait le bout du monde. Après le décès du géniteur vénéré, ne pouvant demeurer éternellement inactive, la jeune veuve s’y était installée, loin des regards indiscrets de la presse à scandale, toujours à la recherche de drames juteux. Elle s’était lancée dans les petits travaux ingrats que ne veulent plus faire les paysannes, encore moins les fonctionnaires et commerçantes, du moins ce qu’il en restait dans les coins reculés de l’Auvergne profonde : la couture, le repassage, le décrassage… et ma foi, son commerce à domicile, sans être florissant, lui rapportait de quoi économiser un tant soit peu, vertu insigne du moins aux yeux des villageois qui ne voient pas toujours plus loin, à vue de nez, que le bout de leur porte-monnaie. Je vous parle d’un temps que la plupart d’entre vous ne connaissent que par les images du cinéma, plus ou moins fidèles et le plus souvent  caricaturales… Toujours est-il que le bouillant benjamin de la vénérée famille avait été surprotégé durant ses premières années, orphelines, plutôt sages et résignées. Trois femmes de trois générations, trois tâcheronnes payées au lance-pierre, forcément, se relayaient pour accéder à tous ses désirs et pourvoir à son éducation. La très vieille Elodie, une cousine demeurée célibataire sans le vouloir ; la quasi-quinquagénaire Lucienne, dite aussi Lulu, sa tante ou quelque chose comme ça ; et la douce Gisou, recueillie jadis par charité, et qui avait coiffé Ste Catherine depuis un bon lustre au moins. Grâce aux efforts conjugués de ce trio féminin, il savait lire, écrire, compter, agacer les jeunes filles du voisinage, Dorothée, Francine et Mimi, et surtout imiter le son des grosses cylindrées qui passaient, rarement il est vrai, sur le seul chemin goudronné conduisant au hameau. Il montait sur son vélo rouge et faisait des pirouettes, plus récemment enfourchait la mobylette ancestrale afin de s’entraîner à des rodéos, en général solitaires. Pourtant, comme on manque de divertissement dans ces coins perdus, les gens du coin s’arrêtaient, les filles se rapprochaient, s’apprivoisaient, l’admiraient beaucoup de sorte qu’il ne rentrait jamais vraiment seul sans songer le moins du monde à la moindre cochonnerie.

Toutefois, un sentiment inconnu avait grandi chez lui en même temps que la puberté. Il se posait beaucoup de questions et en posait aux gamines de son âge à la sortie de l’école communale du village, dont la fermeture était régulièrement évoquée. Qu’est-ce que vous faites là-dedans ? Que fabriquent vos grandes sœurs au collège ? Ne vous sentez-vous pas privées de liberté ? Un irrémédiable sentiment de révolte dont il eût été bien en peine de définir les tenants et aboutissants le tiraillait alors. Un besoin évident de s’émanciper et d’aller voir ailleurs ce que manifestement il ne trouvait plus sur place. Nous aurons à y revenir.

C’est ainsi qu’il franchit pour la première fois, en culottes courtes, sur une pétaradeuse ayant dû faire la guerre, le seuil du village tout proche, une longue rue parsemée de commerces assez étroits, d’un temple et des vestiges d’un château médiéval, afin de se rendre à la bourgade la plus proche avec la ferme intention d’une part d’y découvrir le monde, d’autre part de faire part justement, au retour, de ses découvertes à sa triste maman, qu’il dériderait de la sorte, ainsi que les trois ouvrières à distraire. Elles en avaient tellement besoin. Et puis, même immature, ou plutôt parce qu’il était jeune et beau à la fois, grand, bien charpenté et blond aux yeux noisette, notre garçon faisait l’unanimité parmi ses copines adolescentes, Dorothée, Francine et Mimi en tête, modestes terriennes du coin, rêvant vertement, en prononçant son nom, au prestige qu’il exerçait encore sur leurs parents respectifs.

Il arriva en pleine fête votive, était-il écrit sur une banderole rutilante telle qu’il n’en avait jamais vue, la première de la saison, laquelle saluait, lisait-on, le sacre du printemps. Il pleuvait certes un peu, moins que d’habitude et son grand-paternel béret protégeait ses longs cheveux d’or qui lui donnaient l’air d’un ange, disait l’ancienne, Elodie. Arrivé sur la place, sous un préau qui protégeait l’entrée de la salle des fêtes, là aussi c’était écrit, il entendit des sons inconnus, et qui lui parurent assourdissants. Il posa la mobylette contre un mur aveugle. On lui avait répété durant toute son enfance, que la ville n’était que fureur et que bruit. Là c’était une demi-ville, plutôt un modeste bourg, autant dire le purgatoire. Il s’approcha en portant instinctivement ses mains à ses oreilles pour s’en protéger et vit quelques êtres humains et d’étranges engins qui ressemblaient, en plus brillants, à son antique pétrolette. Sauf qu’ils ou elles c’est comme on veut, émettaient un boucan du diable et de la fumée d’enfer.

            Quatre créatures casquées, gantées et toutes vêtues de cuir noir enfourchaient de gros engins en métal brillant qui pouvaient vaguement rappeler son ancestral motocycle mais avec une puissance sonore du tonnerre et des formes arrondies, élancées, quelque peu étranges qui ne manquèrent pas de le troubler profondément. Elle était décorée de motifs insolites, des créatures monstrueuses, des visages effrayants, avec des fonds criards en rouge et en jaune vif. Avec un peu de culture, il eût reconnu des chimères, un caducée, un ruban de Moebius. Il se rapprocha et tenta d’interpeller le premier des quatre cavaliers, celui qui semblait être le chef : – C’est infernal ce bruit ! Nul ne lui répondit sur le champ. Le chef ôta tranquillement son casque, tourna la clé de son engin, suivi tout de go de ses trois comparses, et demanda au jeune homme : – Eh, jeune au béret, tu viens d’où ? Tu n’aurais pas croisé une Mercedes mauve un peu pressée avec des frisés à l’intérieur par hasard ? Mais le grand ignorant était tout à sa découverte. Il trouva le visage de l’homme, d’une trentaine d’années, tout brun et aux traits bien dessinés, admirable et se dit qu’il aimerait bien lui ressembler, et que ce devait être un archange puisqu’il était plus magnifique que lui, l’ange que vénérait Elodie. – Ce que vous êtes beaux, dit-il en contemplant les autres anges de la route. J’aimerais bien moi aussi pouvoir vous suivre, mais ma mère ne voudrait pas… et, prenant un air désolé… Ou alors, il me faudrait savoir conduire vos engins. Je n’en avais jamais vu d’aussi brillants, d’aussi splendides ni d’aussi imposants dans notre village. – Oui, nous sommes des anges, à notre manière, plaisanta son interlocuteur et, quand je croise un contrevenant, il me prend souvent pour Dieu le père. On nous surnomme à cet égard les chevaliers de la route…

L’un des anges s éloigna vers la buvette, à la recherche d’informations et boissons. – Trêve de plaisanterie, petit, si je puis dire… Nous sommes simplement des gendarmes de la république. Ainsi tu n’as pas vu de Mercedes mauve ou autre ? C’est tout de même étonnant parce que, par ici ça ne doit pas courir les chemins mais bon !  Si tu veux rejoindre la maison, il te faut l’âge requis, à moins que tu ne bénéficies d’une dérogation spéciale, pour précocité attestée. Seul le président a le pouvoir de te la délivrer. Il faut pour cela répondre à tout un tas de conditions. De toutes façons, mieux vaut un minimum de formation afin que tu puisses ne serait-ce que tenir en équilibre sur une moto. Tu me parais bien costaud pour ton âge… Tu as combien Dix-huit ans ? Pas loin ? Le jeune homme fit un signe comme pour opiner du chef. Eh bien tu auras aussi le droit, au plus tôt, de porter et utiliser une arme… Et il sortit la sienne de la poche, attachée à la ceinture. Il s’agissait d’un révolver à répétition des plus ordinaires pour l’époque. Le jeune, émerveillé, des étoiles pleins les yeux, voulut la manier, il s’en fit expliquer le fonctionnement, les multiples automatismes, la vitesse d’exécution…  – C’est notre arme de service. C’est sûr que, si tu n’en n’as jamais aperçu, tu ne risques pas d’identifier les malfrats. – Bien sûr que si ! Moi aussi j’ai une arme qui me sert à chasser… les faisans et les perdreaux… – Oui, eh bien, notre gibier à nous est différent. Il s’agit de gibier humain…: – Mon fusil à moi, je sais parfaitement m’en servir et je pourrais bien, tenez, tirer sur votre Mercedes à 200 mètres de distance, et même toucher sans viser le conducteur, s’il s’avérait qu’il fût un homme de mauvaise fréquentation, ainsi que me l’ont appris mes tantes et cousines. – Ecoute, ce que tu me dis est très intéressant et je te trouve fort sympathique malgré tes culottes courtes et ton béret. Seulement, il nous faut faire vite. Si la Mercedes s’est engouffrée dans cette voie sans issue, que ne nous le dis-tu ?

A ce moment, l’ange de la buvette revint apporter des sodas de couleur brune à ses compagnons. Et, tandis que l’archange sifflotait la boisson pétillante désirée : – Je peux l’essayer ? – En principe non, mais c’est jour de fête aujourd’hui et cela te fera un bon souvenir. Et puis tu as une bonne tête, que je trouve aimable, et j’ai envie de te faire confiance d’autant que tu me rappelles quelqu’un. Tire sur  cet étourneau là bas sur l’arbre, au moins tu ne blesseras personne ! Le jeune homme visa, tira et l’étourneau tomba… – Pas mal, admit l’archange, visiblement impressionné. Effectivement, tu ferais une bonne recrue. Il te faudra simplement changer ta tenue et porter des habits d’adulte, ajouta-t-il en souriant, tout comme d’ailleurs ses trois acolytes. Bon tu nous excuses mais… – Et ce couvre-chef assez épais que vous portez ??? – Ah, ça s’appelle un casque, ça protège de la poussière et du vent, et ça ne risque pas de s’envoler quand nous roulons à pleine vitesse… Se peut-il que tu n’en aies jamais vu, mais d’où sors-tu mon garçon ? Remarque ce n’est pas plus mal. On a besoin de gens comme toi dans le métier. Des êtres à la fois efficaces et purs. Ce sont les meilleurs serviteurs de la république. Bon, pour les quatre voleurs, tu ne sais vraiment rien ? Ton air interloqué me laisse supposer que non… Sinon, tu dois nous aider mon grand ; il ne faudrait pas qu’ils aillent démunir ta mère, tes cousines et voisines. – Et ces vêtements tout noirs et luisants que vous portez ? On dirait qu’ils vous collent à la peau… – Ce sont nos combinaisons, nos blousons et nos bottes de cuir. Ca protège bien de la bise et c’est relativement souple. Décidément, tu ne veux pas répondre… Bon, je vois que nous n’obtiendrons rien de toi. Ta curiosité passe avant tout. Attention, ça pourrait te jouer des tours… Mais tu as une belle figure, c’est vrai, sauf que tu es têtu et, permets-moi de le dire, égoïste. Sans doute tu iras loin dans la vie. Pourtant ça nous aiderait si… – Vous allez les tuer, si vous les attrapez, les voleurs ? Le chef de troupe se mit à rire de manière indulgente : – En principe non, sauf si nous devons protéger notre propre vie. Tu nous excuseras mais notre pause est terminée. Nous reprenons notre chasse à l’homme…

Or le jeune homme regardait ailleurs, vers la lumière qui tentait de traverser les nuages… Il eut alors une sorte d’illumination : En prenant par là, vous allez tomber sur une ferme. Elle appartient à l’une des meilleures clientes de ma mère ; la jeune fille est charmante et accueillante. Elle s’appelle Mimi. Elle a des taches de rousseur. Vous ne pouvez la manquer. Je vous la recommande. On vous y renseignera certainement. J’ai croisé de loin en effet deux grosses voitures. Mais je ne saurais identifier une Mercedes… J’aimerais bien moi aussi avoir une arme de service. Où puis-je l’acquérir ? – C’est simple tu t’engages dans la gendarmerie. Tu y vas en tenue sérieuse. – Merci en tout cas du renseignement. – Et où dois-je aller ? – Le plus simple, tu vas à la capitale… Là on t’expliquera… Allez, au revoir et encore merci du tuyau. Et l’équipe d’enfer démarra dans un bruit de tonnerre…

Après avoir bu un coup, bavardé avec la brune aux yeux verts, Dorothée qui tentait de le retenir, le jeune homme s’en retourna des rêves pleins la tête… avec la ferme intention de faire part à sa mère de son désir de quitter le toit familial. Cela ne pouvait attendre. Il savait où se cachait l’argent. On lui avait souvent affirmé qu’il serait pour lui de toute façon, quand il aurait atteint sa majorité. Il s’en servit ainsi copieusement sous les gestes et cris affolés des trois préceptrices. Il fouilla les garde-robes et tiroirs jusqu’à trouver une tenue seyante, pantalon long en velours noir à grosses côtes, blouson de laine, bottes de caoutchouc et renonça au béret. C’était du sérieux. Il devait s’en aller.

La mère le supplia de demeurer encore un peu de temps auprès d’elle, de manière à lui expliquer les menus détails de l’existence, les grands périls du monde, les disparités extérieures… Elle savait bien pourtant que tout était écrit. Il fallait que cet enfant-là partît, à l’instar de son père et de ses frères. C’était dans l’ordre des choses, de la nature et de l’instinct. – Ne t’inquiète pas maman, je reviendrai vite, et habillé tout en cuir, avec une énorme machine à guidon chromé, et une arme de service. – C’est bien ce qui m’inquiète, répondit la mère éplorée. Fais attention aux mauvaises rencontres, eut-elle le temps de conseiller, le lendemain tandis qu’il piaffait d’impatience en prenant son déjeuner (café bien sucré, grosses tartines beurrées et un peu de charcuterie) : Sache que, dans le monde, on respecte les jeunes filles et que l’on attend qu’elles vous fassent quelque signe de connivence avant de leur témoigner ses envie pressantes… C’est ainsi que ton père…

Or le jeune homme ne l’entendait déjà plus d’aucune oreille et enfourchait sa mobylette, des provisions de bouche et un peu de linge de corps dans les porte-bagages, son fusil à canon scié dans le sac à dos, assorti de cartouches fabriquées par ses soins mêmes. Il laissait, derrière lui, une veuve une nouvelle fois affligée et trois fées du logis inquiètes, se promettant de veiller à distance sur les frasques et imprudences de leur filleul bien aimé. On peut toujours rêver…

Les trois préceptrices avaient chacune préparé un mot à son attention, qu’elles glissèrent dans les poches intérieures du blouson de laine avec aux manches d’étranges figures végétales…

Elodie : Tes ainés tu respecteras.

Lulu : Point trop ne croire il te faudra.

Gisou : Pour t’en retourner, guère longtemps n’attendras.

                                         II)

La capitale, c’est vite dit, c’est plus compliqué pour un néophyte, fût-il pétri des meilleures intentions. Le jeune homme ne connaissait que la montagne massive et centrale certes, mais tout de même belle. Après les routes que l’on dit secondaires, il fallait emprunter les dites départementales, encombrées d’engins agricoles, les nationales, peu sûres au vu du nombre de plus en plus important de ces gros culs de poids lourds, les quelques bribes d’autoroute qui existaient par ailleurs, interdites aux petits engins motorisés. Une voiture eût été plus efficace. Le jeune homme savait très bien conduire les tracteurs sauf que c’était un peu différent. Et il n’avait pas les moyens de s’offrir un véhicule neuf. D’occasion, peut-être ?

La chance lui sourit, elle sourit souvent aux audacieux, grâce à un vieux cousin par alliance, dans la première bourgade traversée, chez qui il demanda l’autorisation de passer la nuit. Il eut même droit à une belle omelette vespérale aux asperges forestières. Non seulement, ça peut toujours servir, on lui reprit sa vieille pétrolette, mais on lui vendit ce que nous appellerions, en jargon de mécanique, un « veau » pour une bouchée de pain. Une frégate ou quelque chose comme ça, couleur mordorée, avec des ailes allongées et un autocollant représentant des vaisseaux spatiaux. On lui fit un nombre impressionnant de recommandations sur la vitesse à ne point dépasser, la distance quotidienne recommandée s’il ne voulait pas risquer la panne, les niveaux d’eau et d’huile à contrôler fréquemment, le fonctionnement des essuie-glaces et le gonflage fréquent des pneus. On n’était pas trop regardant à l’époque sur les permis ni la carte grise d’autant que le garçon inspirait confiance, avec son sourire jovial et également sa force physique, au-dessus de son âge. Il fallait simplement ne point avoir d’accident. Le négociant familial finit par trouver un accord. Il fit un gribouillis sur le papier officiel qui ne devait servir qu’en cas d’incident grave. Sinon, le veau mourrait de sa belle, oserais je dire bêlante,  mort. On n’était pas non plus trop tatillon sur l’état du véhicule du côté des gendarmes. Le jeune homme ne doutait point, dans ces conditions, d’atteindre son but et de régulariser ensuite, au retour, si besoin était, ce qui semblait improbable car il visait d’emblée très haut. Quand il serait gendarme, il aurait tout loisir de se mettre en règle.

        Il traversa ainsi, dans sa frégate orangée, on ne risquait pas de le manquer avec son autocollant, une bonne partie du Massif central, sans trop se préoccuper du nom des villages, plutôt des gendarmeries ou hôtels de police repérés au passage. Il s’y serait bien arrêté mais, outre les conseils de prudence relatifs à son permis, il eût tôt fait de remarquer que les hommes en uniforme n’avaient ni motos ni tenue seyante. Des vélos et des Renault peu convenables tout au plus. Et il repartait en se disant qu’il lui fallait absolument se diriger vers la lointaine capitale. En ville, appelons-la Aurillac ou Rodez ou encore Issoire, peu importe, il s’étonna de la hauteur des maisons, de l’absence d’animaux, malgré les crottes de chiens, et du grand nombre d’habitants. On se garait aisément à l’époque et il serait passé inaperçu si un événement n’avait fait un tant soit peu parler de lui. N’oublions pas que c’était un pur, selon les critères des anges des grands chemins d’alors.

Il se demandait comment s’y nourrir et s’y abreuver quand il croisa une jeune femme assez jolie, une brunette aux yeux verts, lui rappelant Dorothée en plus âgée, de taille moyenne et plutôt mince qui, allez savoir ce qu’il se passe dans la tête du beau sexe, si l’on peut dire, sur sa bonne mine, lui sourit… Immédiatement il lui sourit aussi et ne put s’empêcher de la suivre tout en lui posant de multiples questions qui la firent rire, sur les gendarmes et les motos, et lui inspirèrent l’idée qu’elle avait affaire à un grand benêt ou un solide et puissant bêta. Elle le jugea peu dangereux et le laissa l’escorter d’autant qu’il lui porterait les commissions dans deux paniers emplis de légumes du jour et de produits frais. Et d’un peu de charcuterie, ce détail pourrait avoir son importance. Elle habitait au deuxième étage et elle proposa gentiment un verre de vin blanc et quelques pistaches pour le remercier. Sauf que le couvert chez elle était déjà mis…

Or la jeune femme eut l’imprudence de changer de pièce pour aller quérir le verre promis et notre jeune homme s’en crut l’invité d’honneur. Il avait faim et soif. Cette jeune personne, il ne lui avait point manqué de respect ainsi que l’avait suggéré sa mère et elle ne lui semblait pas farouche ni hostile. Tout en déballant les tranches de jambon cru, le saucisson au poivre et du pâté de canard dans son papier glacé, il se mit à dévorer tout ce qui lui passait sous les mains, à commencer par le pain de campagne qu’il ne prit pas la peine de trancher, le coupant net d’un geste sec de la main. La jeune femme, de retour avec une bouteille, en fut horrifiée et ne put articuler un mot. Le jeune homme lui demanda de s’asseoir avec lui afin de faire bonne chère elle aussi tout en promettant de payer son écot. Pourtant, la préoccupation de la femme n’était pas celle-là. Elle savait que son époux, quelque peu jaloux et n’entendant que fort peu raillerie sur cet article, ne tarderait pas à rentrer pour le repas de midi. Le jeune homme la tranquillisa en répondant qu’il se faisait fort de lui expliquer sa situation, que de toute façon il ne tarderait pas à s’en aller ayant une longue route à faire, et arrachant la bouteille des mains de la jeune auvergnate, il but au goulot une bonne moitié du contenu, à son goût manifestement. Il tira du moins de sa bourse un beau billet de mille qu’il tendit fièrement à son hôtesse forcée. Il lui posa mille questions dont il avait le secret avec l’enthousiasme qui le caractérisait sur sa bague, sur ses vêtements plus courts qu’à la campagne, si bien qu’au bout de dix minutes il eut vidé le litre d’un vin qui n’était sans doute pas des meilleurs, il est vrai, mais étanchait du moins sa soif. Car rares sont les jeunes épouses qui s’y connaissent en matière de sirop vignolat. Et comme il avait entendu dire, par les paysans de chez lui, que les jolies dames, à la ville, n’étaient point fières, et qu’il était bien parti pour s’émanciper de l’autorité maternelle (c’était pour cela qu’il était parti, non ?) il se permit, par courtoisie, de lui conter fleurette.

La jeune femme, qui en d’autres temps, l’eût trouvé fort amusant et fort gentil, s’inquiétait, de son côté, de l’arrivée imminente de son rigide compagnon et, se souciant d’éloigner au plus vite le jeune homme, de lui éviter le pire des drames et aussi d’arranger un peu la nappe, tachée et froissée… Elle finit par lui faire promettre de s’en aller dès lors qu’elle lui aurait accordé un chaste baiser. Qu’il prit sans manière, ainsi qu’il en avait l’habitude avec ses petites amies du terroir, la blonde Francine surtout mais aussi la rousse Mimi… Il partit enfin, non sans avoir promis de revenir quand il serait devenu lui aussi un ange de la route, avec un cadeau somptueux, qu’elle avait amplement mérité, laissant la jeune femme catastrophée, la boule au ventre, d’autant qu’il arriva fatalement ce qu’il devait arriver… C’est même à ça que l’on reconnaît la fatalité.

Son époux, comme par hasard un minable inspecteur de province, plus âgé qu’elle, revint avant qu’elle n’ait eu le temps de réparer ce qui était réparable… – Mais que s’est-il passé, s’exclama-t-il d’un ton trop conciliant pour s’avérer honnête ? La jeune femme tenta d’expliquer, en bafouillant, sa perception d’une mésaventure dont elle se serait bien passée. La frégate plus ou moins abricot, le jeune homme affamé, les commissions, le verre de vin, ce sort fait au repas conjugal, l’ivresse, le billet… Lebourru, c’était son nom, ça ne s’invente pas, mais comment peut-on épouser un Lebourru ?, savait pertinemment qu’elle était incapable de mentir sans rougir et, quand il fut question des circonstances du départ de l’intrus, il n’eut aucun mal à lui faire avouer le petit détail final du baiser, accordé afin de l’éloigner définitivement. On imagine sans mal les conséquences d’un tel aveu. Qui accorde un baiser peut accorder bien d’autres faveurs. Et d’abord qu’avait-elle besoin de le faire monter chez eux ? Fait-on monter les damoiseaux  chez des épouses honnêtes ? – Allons, avoue qu’il est, a été ou sera prochainement, ton amant, dès que j’aurai le dos tourné… Allez lui démontrer le contraire…

Certains ont des idées fixes, dès lors que l’on met l’article sur le tapis, on en connaît tous dans notre entourage. C’était aussi une manière d’asseoir son autorité et de maintenir l’épouse sous sa coupe par le biais d’une culpabilité sans cesse alimentée. Il décida de la punir sévèrement. Elle resterait confinée, autant dire séquestrée, et c’est sa belle-mère, pie-grièche et honnie, qui vérifierait l’application de la sanction. Il se chargeait quant à lui de retrouver le jeune blanc-bec qui avait osé – et ne manquerait pas de reparaître ni faire parler de lui.

Le jeune homme, dans sa frégate, ignorant les méfaits de son ignorance, à mille lieues d’imaginer un tel scenario, se dirigeait déjà vers une très grande ville : appelons-la Clermont, St Etienne ou Lyon, cela n’a que très peu d’importance en cette histoire, pourvu qu’il s’agisse d’une imposante cité où il se passe des choses et où se déplacent même les présidents. Le tourisme n’était pas son fort. Sur la route, il avait demandé où se trouvaient les forces de police ? On lui avait répondu, en le regardant de manière ahurie : ben… à la préfecture je suppose….

     III)

Sa voiture, autant dire son veau et ses autocollants, tomba en panne aux abords très fréquentés de ladite grande ville. Un radiateur enfiévré sur une aire dont on se saurait dire à cette époque si elle était de repos ou un simple terrain vague promu à d’autres fins, en attendant les futures constructions modernes. Et bien sûr, à la tombée de la nuit, quand nul ne songe à vous venir en aide. Ne riez pas, ça m’est arrivé. Ca nous est tous arrivé.

Seulement, il n’était pas seul sur cette aire-là. Un drôle d’énergumène l’avait précédé, flanqué de deux comparses, chevauchant eux aussi un superbe engin, plus beau encore que celui des anges de la route, car rutilant de couleurs vives parmi les calandres, réservoir bombé et pare-boue chromé avec un dessin de serpent aux yeux verts. Celui qui, manifestement, était le caïd le regardait d’un œil narquois, en souriant, révélant une superbe rangée de dents en argent. Il était baraqué mais ce qui frappait le plus c’est qu’il était entièrement vêtu de cuir rouge, disons plutôt grenat. – Eh, péquenot, tu fais quoi ici, sur mon territoire, s’exclama-t-il en sortant une courte arme à feu, dans le but évident d’intimider le jeune homme ? Sans doute aussi de se divertir un peu aux dépens d’un candide rustique. Ses bottes de caoutchouc ne plaidaient guère en sa faveur. Ce dernier, on l’aura vite compris, ne s’en laissait pas conter… Il répondit poliment toutefois, ainsi que sa mère le lui avait appris. – Je cherche le logis où l’on pourra faire de moi un ange de la route. – Un logis ? C’est qu’il cause bien l’idiot du coin… Dis donc, t’es à la mode, avec des futals de velours à grosses cotes. Tu tombes bien, répondit l’homme en rouge en riant, à l’instar de ses comparses. La préfecture est à l’entrée sud de la ville, et justement tu t’y trouves. C’est ton jour de chance, aujourd’hui. Figure-toi que le président en personne s’est déplacé pour soutenir le moral des forces de l’ordre, au plus bas depuis les événements de mai… Il donne l’une de ces réceptions où les femmes sont vilaines et où l’on s’ennuie à mourir… Tu n’es sans doute pas au courant ? Au fait, tu viens de quel trou ?

Mais le jeune homme se moquait bien du mois de mai et du moral dans la police. Il lorgnait, fasciné, la tenue de son interlocuteur, qui lui siérait si bien, il n’en doutait point, et dont sa mère serait si fière quand il retournerait se pavaner devant elle. – Et vous pensez qu’il me fournira une tenue comme la vôtre ? Elle me plaît bien… Vous ne voulez pas la vendre ? L’homme en habit grenat se mit de nouveau à rire et dit alors sans blaguer cette fois : – Non, elle est trop chère et j’y tiens comme à la prunelle de mes deux yeux… Puis, faisant mine de réfléchir. Pourtant, j’y pense, tu n’as qu’à la lui réclamer, au président… S’il te la donne, elle est à toi. Il te faudra simplement me la quémander gentiment… Et d’éclater de rire… Au fait, tant que tu y es, dis-lui que je l’attends. Son administration m’a envoyé un rappel d’impôts carabiné et j’aimerais bien régler cela d’homme à homme, à l’amiable, avec lui. Tu n’as qu’à lui dire que je l’attends à la sortie de la ville, côté sud… On verra si c’est un homme ainsi que tout le monde le prétend. Après tout, il est le chef des armées. Un peu usé et même carrément décati. Le chef désarmé, ha ! ha ! ha ! Le chef des armées il est désarmé…

Le jeune homme n’en demandait pas plus : il irait voir le président, lui demanderait qu’on lui attribue l’habit rouge grâce auquel il entrerait dans la fonction, car il serait embauché parmi les gens qui ont une arme de service et ferait ainsi, au nom du président, régner l’ordre républicain dans son pays. Il protègerait sa veuve de mère et les orphelins comme lui. Les trois fées seraient fières de lui. Il fit du stop ainsi qu’il l’avait vu faire à de très jeunes beautés sur la route, fut très rapidement pris par une mère et sa fille, on n’était pas encore si méfiant à l’époque, expliqua sa destination et se retrouva devant la fameuse préfecture qui lui parut être un château. – Cet homme en rouge est bien bête, pensa-t-il. Il a donné rendez-vous à la sortie de la ville alors que c’en est l’entrée. Et il pénatra comme une flèche dans le bâtiment sous l’œil médusé de deux gendarmes en faction à qui il ne parut pas dangereux, quoiqu’avec les étudiants il faille toujours se méfier. Mais il n’avait pas l’air d’un intellectuel et d’ailleurs il ne portait pas les lunettes. D’autant qu’il n’avait pas fait d’études. Quant aux gens d’armes…

A l’intérieur, c’était très beau, des lustres de cristal illuminés, des fauteuils de velours et apparentés à la mode de l’ancien temps avec arabesques et motifs floraux (il en reconnut, aperçus dans son grenier), des tableaux de bataille et même des portraits d’hommes célèbres… Dans un coin, un télescope et un astrolabe. Ne perdons pas de temps toutefois car notre jeune homme est pressé… Il n’y avait guère beaucoup de monde, en ces temps bénis où les réseaux sociaux n’existaient point, seulement le bouche à oreille, quelques invitations officielles, et où le service de sécurité n’était pas trop rigoureux. Le jeune homme jeta un regard circulaire, à la recherche du président, partant de l’idée qu’il valait mieux avoir affaire au bon dieu qu’à ses saints, comme disait Tatie Lulu qui n’y croyait guère. Il s’informa auprès de gentes dames, effectivement peu charmantes, et qui haussèrent les épaules à sa question. Ce n’était pas le moment de blaguer… Le président était au plus bas. Il était question de démission, de profonde dépression, de recherche infructueuse d’un successeur honnête et… providentiel… Le jeune homme chercha donc la personne la plus triste et il ne tarda pas à la découvrir, esseulée, lasse, assise en penseur antique, sur une simple chaise d’osier tandis que des groupes essaimés devisaient à quelques mètres de lui, par respect ou par mépris ?

A peine le jeune homme eut-il compris à qui il avait affaire qu’il se tenait face au président, un imposant homme très osseux à moustache grise, le cheveu clairsemé, l’air épuisé qui lui sembla très vieux, trop vieux pour être président assurément, et moins farouche qu’il ne l’avait supposé, à qui il répéta, à trois reprises, le chiffre est important : Monsieur le président, d’abord d’une voix douce, puis face au silence soucieux d’un ton plus affermi, enfin devant l’absence de réactions, à la limite de l’agression… MONSIEUR LE PRESIDENT !!! Le vieux monsieur en question sembla enfin sortir de ses pensées. La tête du jeune homme lui plut. Il n’était pas habitué à voir des visages juvéniles, un peu France profonde, dans ces temps troublés par des révoltes générationnelles, des vociférations intempestives et des scansions hostiles et réitérées. Le vieux monde s’écroulait. C’était le doux temps des utopies. – Que veux-tu ? demanda le président, assez familier avec cette jeunesse qui adulait par ailleurs, le grand timonier d’extrême orient. – Je voudrais faire partie de vos gens d’armes et servir votre cause, vous faire honneur afin de marquer votre histoire de mon empreinte, répondit le jeune homme, soudain inspiré tel qu’avait dû se sentir le christ quand il avait découvert sa vocation messianique. Sauf que notre héros n’avait point trente ans ; à peine atteignait-il, c’était pour bientôt, ses dix-huit printemps. Et aussitôt d’enchaîner : – Un homme en habit rouge vous réclame. Je lui règle son compte, si vous voulez. Seulement, je voudrais moi aussi devenir un ange de la route et même plus si vous le voulez, votre ange gardien. Pour cela il me faut un engin… Vous pourriez  m’accorder cela ? Je suis le fils de l’un de vos fidèles, vous savez ?… Mon amie Mimi, qui le tenait de sa maman, m’a dit que je lui ressemblais comme deux gouttes d’eau… Et il souffla, à l’oreille du président, le nom de son père…

Le président l’écoutait avec attention et surprise. Il fit signe à l’un de ses secrétaires de préparer un papier qui permette au jeune homme d’évoluer dans le pays sans trop être inquiété. A la guerre comme à la guerre… Il lui demanda son nom, puis signa le sauf-conduit et le lui remit en lui conseillant de ne jamais l’oublier s’il voulait être tranquille. Il lut rapidement qu’il était promu lieutenant, le président n’avait sans doute plus toute sa tête ou alors il possédait des dons de voyance. A moins qu’il n’ait été était plus clairvoyant, à son âge, que certains ne le soupçonnaient.

C’est alors qu’apparut la femme du secrétaire d’état au ministère de l’intérieur, qui s’ennuyait, en épouse digne de sa fonction. Rien ne pouvait l’égayer. Elle faisait le désespoir des comiques. Pas vraiment horrible au demeurant, il s’en faut. Plutôt pin-up même. La quarantaine bien portée. Seulement elle avait dû trop sourire, dans sa vie antérieure et la machine s’était bloquée. Allez savoir pourquoi elle s’approcha ce jour-là du président, comme prise d’un soudain élan de curiosité. Elle adressa toutefois la parole au jeune homme et lui dit en lui souriant, radieuse : Toi, mon petit, tu iras loin. ! Le président leva les yeux, étonné. Le jeune homme, de son côté, rougit d’orgueil, et remercia par maintes courbettes, d’autant plus réjoui qu’un enfant, sûrement son fils, une douzaine d’années à peine, surenchérit : – Vous pourriez me signer un autographe ? J’en voudrais bien un pour quand je serai grand ! Mon grand-père a toujours dit que ma mère ne sourirait que le jour où elle verrait le plus bel homme du monde, le plus fort et le plus généreux. Vous voulez bien me signer un autographe ? C‘est pour ma collection…

Or à peine avait-il terminé sa phrase qu’un grand escogriffe passablement énervé, à costume gris, se précipitait sur le garnement, lui flanquant la plus belle paire de gifles de sa triste jeunesse tandis qu’il emportait avec brutalité son épouse dans un coin du salon : – Qu’est-ce que c’est que ces manières ? Importuner le président tandis qu’il est en entretien ? En grande discussion même. Et avec un homme d’importance, apparemment… La punition sera cuisante, je vous préviens. Quant à ce jeune homme, qu’il aille plutôt exiger de l’homme en habit rouge non seulement son engin du diable, si convoité mais aussi sa tenue seyante puisqu’elle lui plaît tant. Il verra comment il sera reçu et s’il est vraiment le digne fils de qui il prétend. Il n’attend que ça, vous pensez, l’autre. Il suffit de le lui demander. Et qu’il lui rappelle aussi de ma part que la porte de la prison lui est ouverte. Il n’a qu’à s’y présenter de lui-même. On le recevra comme il sied à un individu de cette engeance. M’est avis que le rouge sied aux jeunes gens inexpérimentés. Je prête à ce jeune exalté volontiers la DS qui attend devant la préfecture. Qu’il dise au chauffeur de le conduire où il veut. Le mot de passe est Fonce Alphonse. Il comprendra. Et il éclata d’un rire sonore, gras et grossier. La femme et l’enfant se dirigèrent vers les toilettes.

Le président, consterné crut bon d’intervenir : – Ce n’est pas bien, Counianque, d’agir ainsi avec une telle violence. Vous montrez le mauvais exemple et donnez de surcroît de mauvais conseils. Ce jeune homme est peut-être encore un peu brut de décoffrage, tel un bijou que l’on doit tailler, mais il me paraît sincère et pourrait nous rendre grand service par les temps qui courent. Je lui ai trouvé en effet un air de famille avec l’un de mes vieux compagnons, c’était d’un autre temps, plus résistant… Vous l’avez mis fort bêtement en grand danger. Vous pourriez quelque jour être amené à le regretter. Pour ce qui me concerne, les remarques de votre épouse et de votre fils ne m’ont guère fâché… Au contraire, elles confirment une sorte d’intuition…

Ces remarques ne calmèrent toutefois pas l’impudent grincheux. Le jeune homme aurait bien aimé lui mettre son poing dans la figure, ou deux balles dans les genoux. Il pensa toutefois que ce n’était pas bien de corriger le père avec son enfant dans les parages et il était trop impatient pour lui faire ravaler ses propos à cet instant. Et puis c’était son aîné. Il devait temporairement le respecter. Il eut tout juste le temps de déclarer au président : – Je m’en vais régler son compte à l’homme en rouge mais dites bien à la dame brutalisée et au petit qu’on a giflé que je reviendrai au plus tôt  et qu’ils seront vengés. Et il fila au lieu de rendez-vous.  

            Hélas, trois fois hélas, répétait le président. Counianque, comment avez-vous pu agir de la sorte ? Votre brutalité vous perdra Et votre mauvaise langue, vos propos venimeux, votre propension à la moquerie. Pas étonnant que les jeunes nous détestent… Cette arrogance autour de ma personne… Le secrétaire d’état, drapé dans sa dignité, se contenait de hausser les épaules en maugréant. Le président était sur le déclin, tout le monde le savait. D’ici quelque semaines, peut-être moins, ça en serait fini de lui. Et son parti, pas très poussé sur la fidélité, était bien placé pour succéder à ses plus proches soutiens, lesquels l’abandonnaient au fil des jours… Seul un miracle pouvait le sauver… Il s’en produisait encore en ce temps-là…

            Le jeune homme, pendant ce temps, traversait la ville en DS, après tout on lui avait dit de foncer… Et même si Tatie Lulu avait dit : point trop ne croire il te faudra… Lui croyait en ses facultés de persuasion et bien sûr en sa force et son habileté. Il osait mille questions au chauffeur, si l’on peut dire car il lui avait naturellement emprunté le volant, lequel, je parle du chauffeur, comprenant à qui il avait affaire, le prit en amitié, se disant qu’après tout ce jeune intrépide aurait pu être sinon son fils du moins son petit frère. Quand il réalisa néanmoins quelle était son intention, il ressentit de surcroît de la pitié et lui fournit quelques précieux conseils sur la tactique habituelle de l’assassin en rouge. Toutefois, le jeune homme avait son plan, des plus simples. Recourir à la fermeté si l’homme en rouge ne cédait point à ses légitimes requêtes.

            Or ce dernier, ignorant à qui il avait affaire, le casque accroché au guidon, avec une panthère ailée en autocollant, faisait vrombir gratuitement son deux-roues sans se préoccuper de nuisance écologique, on n’en n’était pas encore là. Quand il aperçut notre jeune ami, il se mit à rire et à ironiser sur la DS 19, la voiture officielle la plus désuète que l’on eût pu concevoir dans le crâne d’un sous-ministre. Il demanda tout de suite au jeune présomptueux : – Alors, le président, il vient ou il a les foies ? Or notre héros ne l’entendait pas de cette oreille. Il descendit rapidement du véhicule, réclama tout de suite le cheval d’acier qui lui plaisait tant, convaincu qu’il lui était dû, après sa visite au président, au nom de la loi et de son statut de lieutenant. Il ajouta que le rieur, il n’aimait plus trop les rieurs depuis le secrétaire d’état, était attendu en prison et que le chauffeur se chargeait de le reconduire.

L’homme, je le qualifie une dernière fois de son appartenance à cette espèce, semblait ne pas comprendre et, comme il fallait s’y attendre, il répéta sa question en y ajoutant, tandis que ses comparses, le gilet garni de dessins d’anges noirs, ou de démons, dans le dos, démarraient pour esquisser de ces figures circulaires de plus en plus éloignées du centre dominant, en remémorant à ce dernier les enjeux du pari : Tu es sourd ? dit-il avec une pointe d’agacement. Il n’était pas considéré, à proprement parler comme un ainé.

Dialogue de sourds en effet dont l’issue fut fatale à l’un qui, pour impressionner son… peut-on dire adversaire ? … ou son cadet comme on le voudra, porta malencontreusement sa main gantée à la ceinture. Mal lui en prit car le jeune homme sortit tranquillement son fusil à canon scié et, sans même prendre le temps de viser, lui fracassa la cervelle et même un peu au-dessous, malgré la visière… – Monsieur le président, déclara-t-il à haute voix, voilà qui devrait arranger vos affaires et vous confirmer dans l’idée que je méritais bien de faire partie de vos corps d’élite censés vous protéger, vous et la république, de l’adversité des malfrats et contrevenants. Je peux donc récupérer cet habit rouge qui me faisait tant envie et grâce auquel on m’appellera dorénavant l’ange en rouge. Il s’étonna de son lyrisme improvisé. Et en même temps, il trouvait tout cela normal, en bel audacieux qui croit en sa bonne fortune.

Le chauffeur, qui avait repris le volant de la DS, était éberlué, et admiratif. – Une crapule de moins, se dit-il et, en même temps, il lorgnait dans tous les coins pour vérifier que les coups de feu n’avaient point ameuté le reste de la petite bande, ni quelque voisin trop curieux. Mieux valait ne pas trop s’attarder, et puis que faire du cadavre ? A la réflexion, il se dit que le mieux était encore de l’amener au président. Comme preuve de cette scène à laquelle il avait assisté. Il décida donc d’aider le jeune homme à porter l’ex-caïd à quelques mètres de la moto de ses rêves, je parle du jeune homme, à déshabiller le cadavre tout de cuir vêtu – il était évidemment moins fringant tout nu, et semblait, même mort, encore bien étonné – à se débarrasser de ses habits paternels et à enfiler la si belle tenue convoitée. Il remarqua un gros séraphin à serpents dans le dos du blouson mais avec tout ce rouge ce pouvait être un démon. Le chauffeur lui montra également comment démarrer l’engin, c’était une Harley à siège incliné, venue tout droit de la lointaine Amérique, lui précisant qu’il devrait accélérer d’une rotation du poignet et que tout irait bien. C’était au fond la même chose qu’avec sa mobylette initiale sauf que c’était plus confortable et décontracté. A tout hasard, il glissa les papiers du véhicule dans le blouson de cuir et, sortant un stylo de sa boîte à gants, écrivit « vendu » pendant que le nouvel ange de la route s’observait dans les rétros et parties chromées de l’engin. Il vêtit tant bien que mal le cadavre des anciens oripeaux du jeune homme, au grand dam de ce dernier qui les considérait comme plus confortables que les nouveaux. L’orgueil familial eut néanmoins le dessus, et peut-être un peu la recommandation de Gisou, car le nouvel ange rouge était vaniteux comme un paon et désireux de revoir au plus tôt sa veuve mère, pour qu’elle puisse constater de visu les premiers effets de son émancipation, de son courage et, ne l’oublions pas, de sa découverte d’une certaine forme de sens esthétique… Disons de coquetterie si l’on préfère… Le chauffeur insista pour qu’il prît le colt cobra 38, à canon court, un bijou flambant neuf et laissât tomber son fusil à canon scié. Le malfrat avait de bonnes réserves et de toute façon, entre les gendarmeries et armureries, il ne serait pas en manque au cas où.

Il enfourcha la moto et, avant de démarrer sur les chapeaux de roue, dit deux trois mots au chauffeur à l’attention du président concernant d’une part son malheureux ennemi mortel, dont il serait à présent débarrassé, et aussi à l’attention du sieur Counianque, qui ne perdrait rien pour attendre… Ainsi sa femme brutalisée et le gamin giflé seraient vengés.

Le chauffeur lui rappela tout de même de songer de temps à autre à mettre de l’essence ou de vérifier la pression des pneus, lui restitua tout l’argent, il en restait pas mal, demeuré dans ses poches antérieures, sans oublier le sauf-conduit du président et les papiers le désignant comme lieutenant. Il lui souhaita bonne chance et se rendit au plus vite à la préfecture afin de rendre un compte exhaustif des événements dont il avait été le témoin.

Le président se fit dès lors un grand souci pour son nouvel homme lige, réprimanda une nouvelle fois le sieur Counianque qui se contenta d’émettre un peu sonore  « pft ! » de mépris du bout des lèvres…

Quant au veau, il est resté sur place avec ses autocollants et il n’en sera plus question en ce récit…

    IV)

Le jeune homme renonça temporairement à son projet initial, sa priorité le portant vers sa mère et les trois bonnes fées d’autant que Gisou l’attendait, autant dire au bout du monde. Il avait certes la moto de rêve en main et put ainsi se rendre compte à quel point les apparences plaidaient en sa faveur. Il en tirait une grande vanité, quand il voyait des jeunes l’applaudir ou des jeunes filles pousser des cris d’hystérie maniaque à son passage. Car il eut à vivre au quotidien l’épisode du terrain vague. Or il était ainsi fait que ses idées fixes le guidaient, sans trop de sagacité ni de recul critique, quand il aurait fallu faire preuve d’un minimum de discernement. Il fonçait alors à tout allure vers son hameau natal et, immanquablement, il se perdit, je ne saurais même pas dire si c’était du côté d’Aurillac ou de Rioms ni si c’était un acte manqué, de ceux que l’on dit réussis.

Ce que je sais, parce que je l’ai appris par la suite, c’est qu’il croisa la route d’un supposé motard comme lui, bien plus âgé en fait, sur la pente déclinante également, mais animé d’un feu de dieu à chaque fois qu’il enfourchait son engin, et qui tout de go se présenta à lui tel un bienheureux retraité. Après quelques mots échangés, subodorant sans nul doute à qui il avait affaire, la radio avait parlé du grand nettoyage des terrains vagues, il l’invita à venir se restaurer en son logement et, considérant que le jeune homme avait beaucoup à apprendre, lui proposa même de demeurer quelques jours auprès de lui. Elodie avait bien conseillé, on s’en souvient, de respecter les ainés et sa parole était d’évangile, si l’on peut dire. Il vivait seul une bonne partie de l’année car il écrivait des livres d’action sur sa vie active passée et sentait bien que ce n’était pas suffisant pour satisfaire son besoin de transmettre sa propre expérience. Il faut croire que ses romans lui rapportaient beaucoup car l’inactif personnage possédait à présent un manoir et utilisait ce pseudo pour signer ses polars. Nous l’appellerons donc Dumanoir.

Evidemment, l’intérieur surprit notre jeune prodige qui n’était pas habitué au mobilier moderne, en verre, plexiglas, Placoplatre, convecteurs de fonte et sièges de cuir. De la fenêtre, on apercevait un labyrinthe végétal et, aux encoignures, des animaux fabuleux. Ce fut surtout son écurie qui le séduisit et lui inspira confiance : elle était garnie de motos de collection, de toutes les marques sauf les françaises et pour cause, sur lesquelles il avait, on s’en doute, maintes questions à poser. Et il les posa, avec sa spontanéité habituelle.

Cependant, ses dons naturels dans la conduite des engins à moteur électrique et sa facilité à mettre hors d’état de nuire les malfrats n’inquiétaient pas trop son ainé. C’étaient plutôt ses lacunes en tous genres, telles que nous avons pu les constater depuis son départ de chez lui. Il avait bien conscience qu’au moins trois mois d’instruction intensive n’auraient pas été du luxe. C’était le minimum pour un lieutenant promis à une brillante carrière. Or l’impatience du jeune homme était, on l’aura compris, son moindre défaut. Il avait une excuse : il voulait retrouver sa mère et ses trois compagnes. Quelque chose en lui se réveillait, qui lui suggérait qu’il avait mal agi. Oh, ce n’étaient encore que des pensées passagères. En tout cas, elles l’emportaient sur toute autre priorité. Le jeune homme parlait trop, n’écoutait pas toujours ce qu’on lui demandait, agissait avant de réfléchir. Ses paroles pouvaient prêter à rire ou du moins ne pas être prises au sérieux. On risquait assez souvent, on a l’a déjà lu, la grosse bavure. Sans parler du danger de mort permanent qui le guettait au fur que ses exploits faisaient des audacieux et des inquiets. Par ailleurs, un rapide tour d’horizon de ses relations avec la gent féminine prouvait qu’il eût fallu beaucoup dégrossir ses habitudes de ce côté-là également. Quant à la morale… Le bien, le mal, il le mettait sur le même plan, d’accord sans le vouloir : il se situait bien au-delà.

Le romancier, un homme respectable, commença par lui expliquer quelques principes de base : que l’on soit d’accord ou non, et bien que toute assertion (il dut lui préciser le sens qu’il prêtait à ce vocable) puisse être controversée (et ce terme également méritait quelques éclaircissements), l’être humain ne devait jamais être considéré tel du gibier surtout s’il ne vous menaçait pas. En tout cas dans nos sociétés civilisées. Les justiciers officiels étaient là pour mettre un individu trop hardi hors de nuire, non pour lui tailler tout de suite un costume de cadavre. Dans l’affaire qui l’avait opposé au chef de gang en rouge, il avait eu la chance d’être couvert par les services personnels, et officiels, du président. On avait mis l’exécution sur le dos d’une bande ennemie et l’on avait accusé des gens du voyage qui avaient, disait-on, sûrement d’autres meurtres sur la conscience. Sauf qu’un certain chauffeur énonçait une autre version des faits, et qu’elle semblait plausible… Pour celles qui avaient suivi, il semblerait aussi qu’il ait été bien  préservé. Il devait promettre d’agir, à partir de maintenant, avec circonspection (il lui expliqua brièvement le sens du mot). On devait juger avant que de prendre de graves décisions. Tout homme avait droit à une deuxième chance et il n’était point rare que des individus infréquentables, une fois recadrés, coulent des jours tranquilles dans le commerce ou même dans les milieux qui jadis le tourmentaient, politiques ou policiers. Certains étaient devenus des saints, des modèles. Au demeurant, s’il fallait tuer tous les voyous… Le jeune inculte était bien heureux d’avoir appris de nouveaux mots qu’il se promit d’utiliser à l’occasion. Sa marraine lui avait laissé entendre que, qui maniait bien le langage, il serait forcément le plus fort.

Il interrogea toutefois son nouvel ami sur la procédure et celui-ci lui fit promettre d’abord de ne tirer que s’il était bien sûr qu’il s’agissait du bon individu recherché (il dut lui expliquer, avec beaucoup de patience et sans s’énerver, que l’adjectif « bon », dans ce cas de figure,  n’avait aucune valeur morale, et que c’était le mot « recherché » qui importait), ensuite de ne tirer qu’après avoir tout essayé pour ne point en venir à une issue extrême (il lui expliqua la périphrase), que le mieux était de le remettre à ses collègues exécutants (là aussi, il fallut expliciter), enfin de n’user de son arme qu’en cas de légitime défense. Et de concéder qu’il était pratiquement dans ce cas de figure lorsqu’il avait éliminé le motard écarlate par exemple. Il constata, non sans plaisir, que le jeune homme, dont il ne voulait pas connaître le nom pour des raisons qui le regardent, moins on en sait mieux l’on se porte, retenait non seulement le sens général de ses propos mais le sens particulier des mots et expressions avec lesquels il n’était pourtant pas familier…

Evidemment, si le jeune homme voulait séjourner quelques temps auprès de son aîné, on lui en apprendrait bien davantage, on pouvait aussi se servir de ses mains, de ses poings, de son corps, de sa force physique, d’une arme de poing… Tout cela était bien tentant sauf que non décidément non, le jeune homme avait trop envie de revoir sa mère. Et même les trois ouvrières. Il les supposait un tant soit peu inquiètes de son si prompt départ… Et aussi les copines, Dorothée, Francine, surtout la blonde Francine, Mimi… Il proposa son téléphone mais, outre le fait que la ligne ne fonctionnait jamais correctement dans ce pays perdu, il fallait passer par la poste du village, qui se trouvait loin du hameau, et le jeune homme tenait à l’effet de surprise… il faut rappeler que n’existaient toujours pas les portables. Il faut le marteler, le remarteler, tellement ça paraît incroyable !

Le châtelain (car comment nommer le propriétaire d’un manoir ? Un seigneur ?) Dumanoir donc voulut aussi connaître un peu mieux la nature de ses relations aux femmes. On aura compris qu’elles étaient avant tout fondées sur le principe de plaisir à tout crin et sans malice aucune. Ici encore il fallut récurer… En gros, Dumanoir dut expliquer qu’on ne saurait se faire trop insistant avec une jeune fille, ou une jeune femme qui résiste (le jeune homme ne put s’empêcher de relater brièvement sa visite chez Lebourru, altérant la mine, disons de plus en plus rembrunie, de son interlocuteur.) voire de renoncer si elle refuse catégoriquement. Cela contraria à son tour grandement le jeune hédoniste sans le savoir qui s’était rendu compte qu’en insistant parfois un tant soit peu, sans violence s’entend, il peut arriver que l’on obtienne beaucoup. Il promit en tout cas de renoncer à toute brutalité. Deuxièmement, le propriétaire de manoir insista sur le fait qu’il ne fallait pas confondre celles avec qui l’on s’amuse, avec leur consentement apparent (il dut expliquer la nuance) et celle que l’on respecte et qui mérite que l’on patiente quelque peu afin de faire part non seulement de son désir mais de ses sentiments, de ses intentions. Le jeune homme convint qu’il lui arrivait parfois de se mettre à rêver en contemplant quelque voisine, qui s’était résolument refusée à lui et qui, effectivement, et selon toute apparence, était promise à un autre. Il fallut lui faire entendre que chaque homme est fait en gros pour une femme, deux ou trois maximum, et vice-versa et qu’il s’en rendrait bien compte le jour où il tomberait amoureux. Comme les trois femmes-fées, surtout Gisou, racontaient des histoires sentimentales, dont elles auraient été les héroïnes, il voyait en gros de quoi il pouvait bien s’agir : coup de foudre, enlèvement, amour à mort pour cause de guerre ou d’accident… Et il aimerait bien lui aussi tomber amoureux à condition que ce soit d’une jolie femme, et qui le demeure toute la vie…

Ici encore son vis-à-vis l’invita à demeurer davantage auprès de lui, le temps qu’il peaufine son éducation, quelque peu incomplète. Son épouse à lui devait le rejoindre, qui pourrait compléter la formation du jeune ingénu, théorique s’entend. Elle enseignait, en fac, L’Art d’aimer (le mot « fac » posa quelques problèmes, et dut se voir explicité). Le jeune homme n’en avait pour l’instant point cure. Il demanda naïvement comment il fallait s’y prendre avec celle qu’il aimerait, s’il pourrait l’inviter sur son splendide engin et il lui fut répondu que la nature lui dicterait bien les bons gestes à accomplir. Qu’il se laisse guider sans user de brutalité, en adoptant toujours la plus grande délicatesse… sans trop de mièvrerie ni de pleurnicherie (le jeune homme ne voyait pas bien pourquoi il pleurnicherait si une jolie femme répondait à ses sentiments et se livrait à lui mais bon…). Quant au tour sur l’engin, il ne faudrait pas en abuser d’autant que les femmes sont en général un peu plus prudentes que leur alter ego (qu’il fallut expliciter puis nuancer). L’auteur de polar évoqua brièvement le mariage, les enfants, la lignée… Développer l’eût entraîné trop loin. D’autant qu’il avait un autre point à traiter avant le départ du jeune homme qui, l’avons-nous déjà dit, devait avoir lieu dès le lendemain au matin.

Il s’agissait de ce en quoi il croyait… Quand notre ignorant comprit sur quelle voie de réflexion on voulait le conduire, il en fut ravi car il s’y sentait plus à l’aise qu’en matière galante où il avait compris que ses manières n’étaient pas conformes à ce que l’on attend d’un guerrier, modèle et moderne, en général (du moins pour le président puisque lui n’était que lieutenant). Les convictions religieuses, les femmes de son foyer en avaient discuté lors de certaines veillées : Sa mère croyait qu’il existait une puissance supérieure, sans s’imposer un quelconque rituel contrairement à la vieille Elodie… On devait remercier de temps à autre le Créateur, si tant était qu’il y en eût un mais il fallait bien qu’il y eût une origine à toute chose. On y pensait de temps à autre puis on vaquait à ses occupations… Un jour, elle avait poussé le raisonnement plus loin, satisfaite que son fils eût fait preuve de curiosité en posant quelques questions plus abstraites – car il était curieux à ses heures d’inactivité… En revanche, s’il avait la possibilité d’agir, il agissait  et spéculait après coup sans se culpabiliser outre mesure. Pour sa mère, une chose semblait claire : Si Dieu voulait fermement qu’on le remercie, il nous l’aurait fait savoir, non ? Afin de rendre les choses plus simples, à l’attention de son fils, elle le comparait, je parle toujours de Dieu, à son père en lui faisant remarquer qu’on s’accommodait fort bien de son absence sans compter que l’on serait toujours à temps de s’adapter s’il se manifestait. La vieille Elodie de son côté allait le plus souvent possible à la messe dans la petite église du village, ça lui faisait une promenade et elle y retrouvait des fidèles, si l’on peut dire. Elle l’y avait mené lors de quelque solennité quand il n’était qu’un enfant. Il s’y était ennuyé ferme en la regardant susurrer son missel en cuir brun avec une rosace en plein centre, d’autant qu’il ne comprenait rien au latin et qu’il aurait bien aimé bavarder avec les petites filles, alors que la vieille dévote l’en empêchait. Elle n’avait que les mots péchés et remords à la bouche et pourtant les exemples qu’elle prenait, sur la gourmandise, la luxure ou l’orgueil ne faisaient aucun effet sur le précoce bon vivant. Il ne voyait pas en quoi il ne profiterait pas de ce qui lui procurait sur le champ du plaisir, tant que cela ne dérangeait personne. Ce Dieu-là ne convenait point à l’enfant même si deux trois allusions aux souffrances du Christ avaient réussi à l’émouvoir. Pourtant des gens qui souffrent, ça courait les chaumières et les champs, les maisons et les rues, à ce qu’il avait pu constater… Les infirmes, les clodos, les geignards, les pauvres, les faibles… Alors pourquoi se fixer sur les malheurs du Christ ? Pour Tatie Lulu, c’était plus simple : elle ne croyait en rien. – Et pourquoi voudrais-tu que je croie à des histoires qui n’ont guère plus de consistance que nos rêves ? Et d’ailleurs, s’il faut un créateur à toutes choses, qui donc eût bien pu le créer, ce créateur ? Lui-même ? Alors pourquoi tout ce qui existe ne se serait-il pas créé tout seul ? Le jeune homme n’avait pas tout saisi de son raisonnement. Quant à Gisou, elle avait étudié, c’est même pour cela qu’elle ne s’était pas mariée, quoiqu’ayant multiplié, il n’y avait pas si longtemps, les aventures et expériences malheureuses, et elle était trop pauvre. Elle disait que la question n’était pas de savoir s’il y avait un Dieu mais de se demander pourquoi on avait besoin de le croire. On se fiche de savoir qui est le créateur de l’homme, en revanche il n’est pas difficile d’imaginer qui est le créateur de Dieu… L’homme, pardi ! Sur ce plan-là le jeune homme pensait en savoir autant que des soi-disant instruits des grandes villes et même de la capitale…

Le modeste seigneur, autant dire gentil, s’étonna d’une telle prolixité et crut bon d’y ajouter son grain de sel : Toutes ces conceptions s’avéraient acceptables : Pour moi, il ne sert à rien d’aimer Dieu, si l’on n’aime pas les hommes. C’est cette idée qui doit guider ton destin. Si tu tires uniquement pour tuer, tu finiras par tomber sur plus fort que toi, par te faire des tas d’ennemis mortels et par devenir l’être le plus détesté du monde, c’est ce que tu veux ? Le jeune homme convint qu’il préférait se voir aimé, si possible admiré – et un peu aussi craint. – Fais ce qui te paraît juste, sans oublier jamais que tout individu gagne à être connu. Nul n’est jamais ni parfaitement bon ni totalement mauvais. Tu n’aurais pas aimé te faire un ami du motard en rouge, plutôt que de l’avoir descendu ? Eh bien, c’est fichu maintenant, ça t’est devenu impossible si l’envie t’en prenait. Tu ne le reverras plus jamais et il viendra hanter tes rêves un jour, tu verras.  Fais en sorte, quand tu agis, de ne pas regretter les conséquences de tes actes… Imagine que ta mère et les trois femmes soient mortes de chagrin…

Le jeune homme s’effraya à cette perspective et se souvint du petit mot de Gisou qu’il montra au romancier. Il prit prétexte de cette hypothèse pour confirmer, si besoin était, qu’il partirait le lendemain dès l’aube et qu’il était bien fatigué, moins physiquement que de tous ces discours, passionnants mais épuisants, pour qui n’est pas habitué ni à l’attention, ni au maniement subtil de la langue. – En tout cas, ma maison te reste ouverte. Tu viens dès que tu en ressens la nécessité…  Si quelques difficultés se dressaient sur ta route, que tu te trouves face à un obstacle insurmontable, que tu aies besoin de quelqu’un à qui parler, de réconfort, de réponses à tes questions les plus douloureuses… Tu sais où trouver l’homme du manoir. Je suis là six mois de l’année. Du printemps à l’automne. L’hiver, il fait trop froid. Je m’en retourne en ville…

Or, il se parlait à lui-même, ses dernières paroles se perdirent dans le vacarme d’un pot d’échappement : le jeune homme était déjà parti non sans avoir fait le plein d’essence grâce aux réserves en cuves de son nouvel ami.

Lemanoir eut tout de même le temps de lui crier : – Et ne parle pas trop souvent de ta mère. Cela pourrait te desservir. Au demeurant, parle le moins possible. C’est toujours préférable. Réfléchis un peu aussi de temps à autre avant de prendre une décision… Et puis tu verras bien… Ces paroles furent atténuées par la vitesse et le vent.

                             V)

Partir c’est facile. S’orienter, c’était moins aisé en ces temps-là. Il y avait bien des panneaux de ciment. Encore fallait-il que les noms vous disent quelque chose. Popian, Pouzols, Puilacher… Ils indiquaient surtout la bourgade principale à côté, pas les lieux dits ni les fermes isolées du bout du monde. Et tel n’était pas le cas. Il fallait se fier à l’instinct. Et un peu aussi au hasard des rencontres. Il en fit plusieurs qui le retardèrent, et dont il se serait bien passé, même s’il s’en tira avec les honneurs et sans faire de nouvelle victime. De routes en chemins et de pistes en sentiers, le jeune homme finit par se retrouver devant un lac, dont il ne voyait pas le bout et pour cause. Jamais il n’en avait vu d’aussi étendu, ceux qu’il connaissait étant petits et naturels, que l’on dit de montagne ou des cratères inondés. Il faisait doux, l’été approchait manifestement et tout semblait apprêté pour célébrer une cérémonie de type nuptial ou apparenté. On entendait par intermittence des morceaux d’airs à la mode dans une langue qu’il ne connaissait pas…

Dans un champ, beaucoup de voitures d’une extrême élégance, avec des lignes affinées et des couleurs rutilantes, des marques, américaines ou italiennes, quelques japonaises déjà, et aussi des motos venues d’un autre monde, avec des guidons très hauts, des sièges renforcés et obliques, des profils originaux. Je passe sur les ornements en tous genres, des formes ondoyantes et diverses, extrêmement colorées, on était en plein psychédélisme, que l’on eût pu, si nous étions moins pressés, contempler à souhait. Il remarqua des nœuds, des couples et des tours… Une noce sans invités,  ça paraissait tout de même bizarre et cela intrigua notre jeune intrépide. Il scruta en vain, s’ingénia à faire le tour du lac par les voies carrossables et finit par décider de poser la moto parmi les autres, les invités d’une riche union n’étaient pas de voleurs, et d’en profiter pour se baigner. C’est qu’à force de rouler, il finissait par sentir mauvais. On le lui avait fait remarquer dans les commerces où il s’arrêtait. Il cacha précisément ses habits rouges à un endroit que nous garderons, afin de ne pas éveiller les tentations, secret. Que l’on sache toutefois que, grâce à quelques repères et à des mesures précises de son invention, relatives à la longueur de ses pas, il se faisait fort de les retrouver dès que nécessaire.

            Son imprudence habituelle l’entraîna trop loin, de sorte qu’il se sentit, à un certain moment, comme emporté par un courant. Il sut toutefois résister et réussit à se hisser sur un ouvrage en ciment dont il comprit qu’il s’agissait de la partie émergée d’un barrage, interdite au public en temps normal. En jouant les équilibristes, il marcha le long de l’édifice et parvint sur une sorte d’île, ou de quasi presqu’île c’est selon, au cœur même du lac. A sa grande surprise, deux hommes, en habit de domestique stylé, on pourrait penser à des majordomes, l’attendaient. Ou du moins donnaient cette impression. Ils lui firent mille compliments et lui enfilèrent un peignoir de bains et des savates, tout en lui expliquant la situation. Leur maîtresse, une jolie métisse à peine majeure, était promise à un mariage forcé dont elle ne voulait absolument pas entendre parler. Les voitures, qu’il avait aperçues, car il leur révéla tout, naturellement, c’étaient les invités qui attendaient, que l’époux prétendu, un terrible vieillard, très riche, occupait comme il le pouvait pour ne point perdre la face, avant de leur en faire la surprise. Il envoyait régulièrement aux frères de la future famille, pas mal de blé (Forval comprit aux gestes de quoi il s’agissait), afin de négocier et la jeune femme ne savait plus quel argument alléguer depuis la date de sa récente majorité. Elle était censée se préparer à la perfection. L’ultimatum expirait le lendemain. Elle avait du moins un espoir, étant quelque peu devineresse : elle attendait qu’un amant providentiel, une sorte de bon génie, la tirât de son terrible destin d’épouse recluse. Elle s’appelait Sarah, ce qui fait un peu commun mais, parce qu’elle existe encore on l’espère pour longtemps et qu’elle ne souhaiterait certainement pas être reconnue, je l’aurais bien rebaptisée, si je puis dire, Maïssa sauf qu’en langue d’oc le prénom signifie gloutonne. On lui préfèrera,  plus joli, et plus court, Ama pour des raisons spirituelles. Elle préférait se donner la mort plutôt que de céder aux caprices d’un lubrique vieillard. Elle se disait déterminée. C’est elle qui avait désigné l’endroit où son sauveur était censé apparaître…

            Le jeune homme fut sensible à l’histoire qu’on lui racontait. Il en oublia même sa mère, ou Gisou, mais tout de même pas ses tenues de cuir. Il voulait à tout prix retourner les chercher et entendait savoir comment procéder Les domestiques l’apaisèrent en lui indiquant qu’il fallait agir avec modération et discernement. Ces deux mots impressionnèrent l’empressé : il ne fallait pas qu’il sortît de l’île enchanteresse. Il ne retrouverait sans doute pas seul le chemin, si l’on peut appeler ça un chemin. En revanche, s’il donnait des indications précises, l’un des fils des domestiques, attaché à leur maîtresse, se promettait d’aller les récupérer durant la nuit, quand le danger est moindre qu’en journée. Le vieillard, pas respectable celui-là, en effet ne badinait pas sur l’article et employait des hommes de main aux méthodes particulièrement musclées, avec des arguments persuasifs puisque tous les soutiens de la jeune femme étaient passés dans le camp ennemi et ne s’en plaignaient guère. Bref, attendre la nuit brune et laisser faire les valets était la meilleure solution. Et notre jeune ami d’opiner du chef tout en se laissant conduire jusqu’à une luxueuse villa avec piscine en forme de chat stylisé.

            Dès qu’il entra, on lui apporta une sorte de robe de chambre en cachemire, plus seyante qu’une tenue de bains. Il put également enfiler une élégante chemise bleu-pâle en soie, une paire de jeans de suédine lustré tels qu’ils étaient à la mode à l’époque et le hasard, qui favorise bien les choses, fit qu’ils étaient teintés de grenat. On lui laissa le choix entre plusieurs paires de chaussures : il se décida pour des bottines en cuir noires. C’est dans cette tenue que se présenta à lui celle que nous avons nommée Ama, par souci de simplicité. Jamais créature ne lui avait paru aussi jolie : un teint mat, lui qui ne jurait que par le bronzage estival devenu, depuis les vacances à la mer, à la mode ; des cheveux de jais déferlant sur les épaules et jusqu’au niveau de la poitrine ; des yeux de braise pétillant de malice et de sensualité, un ventre plat, la taille fine (il aurait pu en faire le tour de ses deux mains) et le tout dans une tenue légère, d’un coton fin et transparent, sans toutefois donner la moindre impression de vulgarité, encore moins d’impudique vénalité. Une authentique danseuse orientale. Le jeune homme se sentit, pour la première fois de sa vie très ému, autant dire intimidé. Il avait devant lui certainement la femme de ses rêves, il s’en apercevait après coup,  et il ne savait quoi dire, ni même pourquoi il se trouvait là, alors qu’il était censé rejoindre sa mère. Sauf que les paroles de Dumanoir résonnaient à ses oreilles : ne point trop en dire…

La jeune femme dut sentir incontinent que son héros ne serait pas très entreprenant  car elle lui saisit les mains en signe de gratitude anticipée, peut-être avait-elle entendu parler de lui par des moyens qu’il ne nous appartient pas de révéler, du moins pour l’instant. Elle lui offrit du vin d’Auvergne, lequel n’est sans doute pas le meilleur du monde ni celui qui bénéficie de la meilleure réputation. Elle s’en excusa et précisa que c’était le seul qu’il lui restait. Cela lui permit très habilement d’en venir aux raisons pour lesquelles elle n’avait que fort peu de mets à offrir à un invité de marque – ici le jeune homme voulut faire un signe de modestie que la jolie Ama interrompit de ses mains avant que d’évoquer son mariage forcé, d’hypothétiques fiançailles, et l’échéance du lendemain. Le jeune novice, dont j’ai déjà dit qu’il n’était point sot, contrairement à la rumeur, lui répondit qu’elle devait se tranquilliser. Une bonne nuit et il s’occuperait de son affaire dès potron-minet.

Ainsi, devisèrent-ils de choses insignifiantes, au grand étonnement de la future mariée, devant quelques olives et cacahuètes jusqu’à une heure point trop tardive, car le jeune homme ne put dissimuler un bâillement de fatigue. La jeune femme l’embrassa à pleine bouche et lui déclara que, s’il la tirait de ce guêpier, il pouvait lui demander tout ce qu’il souhaitait, ne doutant pas qu’elle fît partie du souhait en question. Elle se considèrerait comme moralement redevable et son obligée, le destin le voulait ainsi. Le jeune homme trouva le baiser, qualifions-le de poivré, fort à son goût et répondit qu’il s’acquitterait honorablement de sa tâche, qu’elle n’avait point à s’en faire mais qu’il fallait qu’il garde la forme pour le lendemain, qu’ils auraient tout le temps de se rattraper par la suite, car il avait bien évidemment, on n’est pas de bois, très envie d’elle. Il s’informa sur son habit de braise, qu’on lui promit pour l’heure suivante et il s’endormit, satisfait, dans la chambre dite d’ami, malgré les sanglots, soupirs et reniflements sonores qui émanaient du rez-de-chaussée.

Il se réveilla dès l’aurore. Ses habits de cuir étaient bien là, pliés, cirés et semble-t-il désinfectés. Son arme était posée sur un siège, ainsi qu’un petit sac de munitions en cuir. Il faut dire que les domestiques circulaient dans tous les sens en prévision du remue-ménage qui se préparait. Il s’habilla, tout en soignant ses effets devant un miroir. Il mit même le casque à la panthère ce qui, sans la moto ne se justifiait pas forcément. Il avala un mauvais café avec ce qu’il restait de vieilles biscottes, salua son hôtesse qui n’avait sans doute pas dormi et s’apprêtait pour un départ non consenti – il lui dit de ne point se faire de soucis pour lui, qu’il allait revenir et s’occuper d’elle si elle voulait bien lui offrir son cœur – et demanda à être conduit, avec les moyens du hors-bord, à l’embarcadère où les hommes de mains du vieux salace attendaient la toujours supposée demoiselle. Tandis qu’il essayait son arme, dès le début du trajet, il entendit celle-ci le supplier : – Ne faites point de mal à mes frères. Ce ne sont pas des truands. Ils ne veulent que le bien de notre famille. – On verra, on verra, murmura-t-il, en faisant un signe de la main. Il y réfléchirait au besoin…

Arrivé au ponton, il aperçut en effet deux gandins gominés en chemise à jabot, costume à paillettes et chaussures vernis, trop bien habillés pour s’avérer honnêtes et en même temps trop m’as-tu vu pour se révéler totalement mauvais. Un gamin bien endimanché, en nœud papillon, les accompagnait. Le plus âgé des deux, cheveux en brosse, teint hâlé, nez busqué, le héla : – C’est quoi cette plaisanterie ! Où est notre sœur ? : – Elle vous fait dire qu’elle renonce à se marier. Et je suis là pour vous sommer d’abandonner à votre tour ce projet qui assurément ne la rendrait point heureuse. Elle sera certainement plus épanouie avec quelqu’un qu’elle aura elle-même choisi… D’ailleurs j’agis au nom de la république. Je  suis lieutenant de gendarmerie. – Qu’est-ce que c’est que ce guignol-là ?, dirent en chœur les deux frères que l’on surnommait, vu leur origine, les lyonnais. Dégage de cette vedette, nous allons la chercher nous-mêmes puisqu’elle ne veut point entendre raison. Ces lyonnais-ci ne pouvaient point imaginer que ce jeune homme-là était une véritable teigne et que, sans être sot, il était très porté sur l’entêtement pour ne point dire l’obstination. Holà, objecta-t-il. Vous ne m’avez pas bien compris. Votre sœur m’est promise. Elle ne veut plus de votre barbon. Allez le lui signifier de sa part et de la mienne…

A ces mots, le cadet, poils drus et yeux noirs, une balafre sur la lèvre, se précipita sur notre ami. Mal lui en prit car, au dernier moment, le jeune homme, d’un geste ferme et précis, qu’il eût été bien en peine d’analyser si on le lui avait réclamé, expédia le blanc bec dans l’eau du lac, assez profonde sur les bords. Et ce dernier de barboter en s’inquiétant de la colère du présumé beau-père, des conséquences de l’incident et aussi de l’impossibilité d’user à présent de son arme. Il en pleurait de rage en pataugeant bêtement. L’autre, bien sûr, voulut venger son frérot, réagir sur le champ et tenta de frapper violemment le jeune audacieux sauf qu’entre temps un canon de pistolet était pointé sur son front, bien entre les deux yeux, noirs eux aussi, tandis qu’une voix finalement plus mâle que prévu lui annonçait : – J’ai promis à votre sœur de ne point vous faire de mal. Je ne lui ai point promis de ne point vous tourner en ridicule… Et de lui arracher, de l’autre main, comme au cutter, ses habits, seyants mais peu résistants, jusqu’à ce qu’il se retrouve en lambeaux et désarmé, bien entendu, autant dire quasiment nu, à part le caleçon à fleurs. Et de faire signe au gamin d’aller chercher le chef, puis quitte à y être, la compagnie, afin que l’on vienne constater les dégâts et négocier avec lui. Et comme le benjamin s’agitait dans l’eau en vociférant maintes insultes, une balle, qui l’effleura, lui rappela qu’il était instamment question de se calmer. Une autre balle rappela l’aîné à l’ordre, lequel profitait de l’incident pour tenter d’entreprendre quelque geste belliqueux et triplement vindicatif… si j’ai bien compté…

– C’est simple, leur expliqua le jeune homme, décidément plus futé qu’il n’en avait l’air ou s’affermissant au fil du temps. On en a connu qui ont attendu trente ans avant de trouver leur vocation. – C’est même très simple… Ou je vous humilie à vie auprès de votre patron et de ses invités, sans parler de vos parents, avec les conséquences que vous savez pour votre sécurité, ou vous allez vous excuser auprès de votre sœur et vous réconcilier avec elle. Et vous aurez droit à ma gratitude et ma républicaine protection. Vous pouvez prendre le hors-bord.

Les deux sbires, fulminant et trop heureux de s’en tirer à si bon compte optèrent pour la seconde solution, en se disant que ce jeune officier était décidément bien naïf. Il avait eu le dessus grâce à l’effet de surprise, c’était un accident chanceux… Or le jeune homme se doutait bien de ce qu’il risquait d’arriver. Il les prévint souverainement : – Je règle son compte à votre chef, qui ne m’a pas l’air très respectable pour un aîné et, si j’entends dire que vous avez porté la main sur votre sœur, ou même élevé la voix, vous pouvez me considérer comme votre ennemi mortel à vie, et je n’aurai de cesse que de vous poursuivre et vous punir ainsi que vous l’aurez mérité. Est-ce que ce fut le ton ferme, l’aplomb et le regard assuré de ce désormais nouvel homme, il est vrai toujours jeune qui leur parlait, est-ce son statut de gendarme, le désir de se faire oublier par leur ancien chef, leur attachement réel à leur sœur et finalement le fait que ce soupirant-là représentait pour eux un possible avenir ? Toujours est-il qu’ils eurent le temps d’en parler et d’y réfléchir durant la traversée jusqu’à l’île… Et toujours est-il encore qu’il ne fut point question de violence ce soir-là, plutôt de pleurs de réconciliation, d’attente et d’espérance. Quant à plus tard, cette histoire ne le dit pas, ou alors bien plus tard…

Il est probable que l’un des domestiques raconta l’issue de l’épisode qui va maintenant vous être narré et qu’elle joua un rôle non négligeable, cette issue, dans la décision des deux frères…

Comment je le sais ? Par Dumanoir, à qui la belle Ama réussit à faire passer un message, sans doute par le biais de son domestique, en attendant qu’on lui remette le téléphone, coupé par le lubrique vieillard, lequel ne perdait rien pour attendre.

Ou plutôt si, il a beaucoup à perdre : et c’est notre jeune invincible qui l’attend.

  1. VI)  

Or le jeune homme, quant à lui, n’aimait guère attendre. Cela tombait bien. Les deux frangins avaient garé leur Ferrari nacrée, toute enguirlandée, en prévision de l’éventuelle noce, sur le modeste parking qui donnait sur le ponton. La clé était sur le tableau de bord avec en porte-clés de géants et de nains, allez savoir ce qui se passe dans la tête de gens. La Ferrari le tenta. Pourquoi en serait-il autrement ? Et pourquoi se gêner ? Trouver le restaurant du bord du lac, pas très loin d’une chapelle médiévale, où devaient se tenir les festivités pré- nuptiales ne fut qu’un jeu d’enfant. Le gamin venait à peine d’arriver sur les lieux quand notre bel homme s’y retrouva : il put ainsi vérifier l’effet des révélations de l’enfant sur le vénérable vieillard, reconnaissable à son beau costume blanc et à son air altier, à ses bagues serties de saphir ou de jaspe, qui lui parut plus jeune en fait qu’il ne l’avait imaginé. Et donc encore moins respectable qu’on ne le lui avait recommandé. Il regardait l’enfant, la Ferrari, à nouveau l’enfant, l’assemblée interloquée, circonspecte et attentive… En un tout autre lieu, il aurait demandé à certains de ses sbires de s’emparer de l’intrus ou de le faire dégager manu militari ou encore de le jeter à l’eau. C’était délicat devant les quelque 200 invités dont certains se targuaient d’honnêteté exemplaire et d’un sens de l’honneur passant devant toute considération.

Soudain, il entendit la voix du jeune homme retentir dans le silence : – Vénérable vieillard, je ne te veux aucun mal. Je suis venir te prévenir que ma fiancée ne t’est plus destinée. Ses frères sont tombés avec moi d’accord sur ce point. Aussi te faudra-t-il y renoncer.

Le quinquagénaire aux cheveux teints en blond cendré, déglutit sa salive, fit un signe d’apaisement à ses sbires et  s’approcha de la Ferrari d’où s’était extrait le jeune impudent. Il demanda à ses hommes qu’ils restassent à distance. – Bien, Mr James lui fit-il répondu. Il héla l’assemblée dans l’expectative et proposa de continuer les divertissements en attendant qu’il gère ce contretemps avec le jeune plaisantin. Il s’agissait d’un malentendu et les réjouissances ou émerveillements attendaient les convives. Il s’isola donc et quand ils furent seuls il demanda – Qui es-tu ?… tout en toisant le godelureau, au demeurant de sa taille, en espérant l’impressionner. – Je suis le fils d’un policier célèbre et j’entends bien lui succéder. Le président m’a assuré de son affection et m’a attribué le grade de lieutenant de la république.  Si tu ne renonces pas à celle qui s’est offerte à moi cette nuit, il te faudra passer sur mon corps, déclara sans sourciller le jeune audacieux qui avait retenu cette expression lors de sa rapide instruction chez Dumanoir. Bon, il en rajoutait un peu, la modestie n’était pas son fort.

Mr James était troublé. Pouvait-il épouser la fiancée d’un rival ? D’un autre côté se remettrait-il d’un renoncement qui ferait de lui la risée de l’assemblée pour l’instant occupée ? Après tout, il n’avait rien dit de ses intentions à ses invités : ce devait être une surprise ! Ce n’était pas un gangster, tout juste un parvenu un peu tordu sur les bords (et avec des bords épais). Il pouvait régler le problème en une heure,  confirmer son autorité et passer pour un noble cœur aux yeux des malveillants. Il proposa un défi : la course à moto jusqu’au ravin. Le jeune homme accepta, on aura compris qu’il ne doutait de rien, n’avait pas froid aux yeux, se bonifiait au fil des épreuves et semblait protégé par la fortune ou les circonstances, bref être né sous une bonne étoile. Il accepta à deux conditions : que la course se fasse à l’abri des regards indiscrets (il commençait à comprendre qu’il fallait se méfier des entourloupes et tricheries) ; la seconde que les dettes de la famille d’Ama soient effacées… Le juvénile vieillard, sûr de son fait, se contenta d’ajouter qu’en cas de victoire, il recouvrait l’ensemble de ses droits et userait de la famille dans son ensemble ainsi qu’il l’entendrait. Inversement, il fit promettre au jeune présomptueux de renoncer à la belle convoitée s’il s’avérait vaincu.

Il demanda à deux de ses bras droits d’avancer leur Harley, dernier cri, contre promesse non refusable. C’était le dernier modèle, celui de Johnny dans son navet A tout casser. Il s’agissait de bloquer les freins et de rouler à tout berzingue sur la piste en terre battue qui longeait la falaise, assez bosselée, pendant environ cinq cents mètres, quand elle s’éloignait du lac pour aboutir au ravin. Le premier qui s’écartait du chemin, ou a fortiori tombait, avait perdu. Sinon, on faisait l’aller retour et le premier arrivé l’emportait. Les invités demeureraient à l’écart. On leur annonça une petite heure de retard sur le discours promis, en raison  d’un ennui mécanique du hors bord et on leur fit distribuer les cadeaux qui étaient prévus au dessert en fin de journée, selon leur grade dans la hiérarchie sociale : des bijoux en or, des appareils ménagers ou instruments de musique, et même une voiture ! Seul le gamin (au fait, c’est qui ce gamin ?) arbitrerait le duel et rendrait éventuellement compte de son issue – tandis que les deux fiers à bras s’occuperaient de la technique. Il lui fut d’ailleurs réclamé de se placer à mi-course de sorte qu’il pouvait constater des deux côtés lequel des deux concurrents serait le malheureux vaincu ou l’heureux vainqueur, ce serait selon.

Tout se passa bien au début, le chef incontesté, qui avait reconnu plusieurs fois ce parcours, caracolait en tête. Notre beau lieutenant, de son côté, évoluait avec plus de prudence dès lors qu’il s’agissait d’éviter les endroits les plus cabossés si bien qu’à mi-parcours il comptait un peu de retard, deux trois mètres environ. Le virage du côté du ravin était assez délicat à négocier. Ce fut à ce moment-là qu’il prit tous les risques si bien  qu’il rattrapa son antagoniste et les deux se retrouvèrent à la même hauteur dès lors qu’il s’agissait d’amorcer le chemin du retour. Sauf que le cadet avait bien emmagasiné les obstacles de l’aller tandis que l’autre était plutôt préoccupé des moyens de se débarrasser de son jeune ennemi dont il commençait à envisager la possible victoire.  C’est ainsi que, vers le milieu du parcours, quasiment à la hauteur du gamin, le malhonnête époux prétendu fit une embardée censée bousculer son adversaire, lequel l’évita habilement, ce qui fit que le premier dérapa sur une pierre plate et alla s’étaler en dehors de la piste, chutant lourdement sur son épaule droite, dont il n’était nul besoin d’être docteur en médecine pour comprendre qu’elle s’était cassée. Le jeune homme termina rapidement son circuit mais eut l’élégance de revenir vérifier l’état de l’arrogant défait, réconforté par le gamin. Il eut du mal en raison de l’absence de freins et dut sauter de l’engin en faisant un roulé-boulé dans l’herbe, à l’endroit qu’il avait repéré comme étant le moins risqué.

Le vieillard reconnut en gémissant et crachant une dent sa déconfiture, tandis que le petit arbitre partait chercher des secours. Ainsi, purent-ils bavarder quelques secondes : après tout, ce n’était sans doute pas une bonne idée que d’épouser une jeunesse, qui plus est réfractaire ; il la lui laissait bien volontiers si de surcroît elle s’était offerte à lui. Quant aux invités, on leur dirait simplement qu’il était dans l’incapacité physique, suite à un accident, d’assurer sa présence. Il sauverait ainsi la face et c’était pour lui l’essentiel. Les dettes du jeu de l’ex futur beau-père seraient épongées et il le recommanderait à l’un de ses amis pour lui trouver un boulot planqué, loin des lieux de perdition. Les frères feraient ce qu’ils voudraient ; il était prêt à les récupérer s’ils le souhaitaient – il avait très bien compris ce qu’il s’était passé dans leur tête, une fois informé de l’épisode de leur humiliation précédemment relatée. Au fond, il avait toujours été rebelle et prenait un malin plaisir à se jouer des lois mais c’était bien fini tout cela… Il avait trouvé son maître. C’était un signe. Il avait l’intention de se ranger et de laisser la place aux jeunes…

Le gamin était le fils de quelqu’un de haut placé. Certes, il se chargea de faire prévenir une ambulance, de dire aux sbires que la fête pouvait continuer mais qu’elle se poursuivrait sans le maître, lequel s’était blessé et n’était point en état de faire un discours, l’arrivée de l’ambulance en faisait foi. Il se chargea surtout de faire savoir en plus haut lieu encore que le jeune maladroit, nommé lieutenant par le président, avait soumis l’un des hommes les plus puissants de l’Auvergne profonde, que ce dernier promettait au président de rentrer dorénavant dans le rang et qu’il n’aimerait point se trouver à la place d’un certain Counianque, lequel ne perdrait rien pour attendre.

A peine entré dans l’ambulance, Mr James souhaita beaucoup de bonheur à son heureux rival, lequel recouvra ses travers de naguère en signifiant qu’il devait d’abord retrouver sa mère et les vieilles fées, dont la douce Gisou, afin de les rassurer sur son sort, c’est vrai et aussi, même si c’était moins nécessaire, afin de leur montrer ces signes de réussite que constituaient ses habits rouges et sa moto – au fait celle-ci était-elle demeurée à la bonne place ? On lui dit de ne pas s’inquiéter, qu’elle avait été trouvée et mise à l’abri. Mr James voulut savoir son nom… La réponse se perdit dans le bruit de pétarade du démarrage conjoint de l’engin et de l’ambulance. Il dédaigna la Ferrari. La force, c’est l’ordre. Et non la frime… On est comme ça dans la gendarmerie. Le devoir avant tout…

Le fils de la couturière se demandait par quel chemin, il pourrait rejoindre son objectif temporaire. On lui proposa d’échanger son engin devenue en peu de temps vétuste, en panne sèche, contre la Harley, plus impressionnante encore que la moto de l’homme aux dents d’argent. Il reviendrait la restituer plus tard. On pouvait lui faire confiance, ne serait-ce que par son air enjoué et son front empreint de pureté. Sa réputation commençait à grandir et la moto appartenait de fait en dernière instance à celui qui avait été battu à la loyale. Il partit ainsi avec une Harley et un plein d’essence sans bourse délier. Quant au chemin… C’est une autre histoire…

                VII)

            Il  se proposa, pour commencer, de tracer de larges cercles concentriques autour du lac, il finirait bien par trouver une grande ville ou un office qui le renseignerait. C’était difficile à cause des buissons. Aussi adopta-t-il un parcours plus expansif selon des lois progressives de mathématiques qui lui vinrent spontanément à l’esprit, en toute intuition. Et puis restaient les gendarmeries. Je passe sur les aventureux qui vinrent, à leurs dépens, le quereller ou lui chercher noise. Ils en furent quitte qui d’un bras en écharpe, qui d’une blessure superficielle, quitte d’un simple sermon surtout s’ils étaient plus immatures que méchants. Pourtant, était-ce un coup du sort, l’incompétence ou la malveillance de ses, je n’ose dire le mot, collègues, tellement il semblait d’une autre trempe – pour ne point évoquer la race – était-ce lui qui s’expliquait mal, vu son lieu d’origine : le hameau, le village, le bourg, la ville, cela demeurait vague… Toujours est-il qu’il tomba en panne d’essence en un endroit où il ne risquait guère de rencontrer âme qui vive, tout au plus quelques corbeaux. Une espèce de causse désert, parsemé de roches disposées en chaos, si l’on peut dire et sans une once, ou peu s’en faut, de végétation grasse. Il quitta la route nationale, fort peu fréquentée, jamais de camions, des motos sur les doigts d’une main quotidienne, laissa le beau spécimen d’engin motorisé près d’une pierre en forme de monolithe, facile à repérer de loin, puis opta pour un rapide tour d’horizon.

Il aperçut ce qu’il pensait être une habitation à quelques encablures de distance et, adoptant la ligne droite, s’aventura, à pied dans cette direction, tandis que la nuit de son côté approchait à grands pas, si l’on peut dire vu que c’est lui qui marchait. Il était un peu agacé de ce nouveau contretemps et de son incapacité, capricieuse, à assouvir son impatience. Toutefois, le relief n’était pas aussi plat qu’il l’avait pensé de prime abord ni l’habitation ne semblait aussi proche que prévu. Plus il avançait, plus il avait l’impression qu’elle s’éloignait. Le chemin semblait même s’enfoncer sous la terre. Il se retrouva sur une voie carrossière qui débouchait sur un défilé, des sortes de gorges pas très élevées, sans la rivière, ou alors elle était si minuscule qu’elle paraissait quasi invisible à cet endroit-là. A ce moment, il eut une sorte d’étourdissement, comme si la physionomie de ce paysage lui rappelait un vague souvenir, une sorte de réminiscence (lui ne connaissait pas le mot, c’est nous qui interprétons). La forme en V majuscule des parois rocheuses, débouchant sur un vert vallon embrasé par le crépuscule, le fit mystérieusement chanceler quelques instants. Il chercha un coin où se poser.

 Il ressentait en effet les premiers signes de la fatigue quand il aperçut, ô miracle, un arbre, un figuier de surcroît, ce qui lui permit d’étancher sa faim, si tant est que l’on puisse se contenter de figues mûres quand on est un jeune homme vigoureux et affamé, Décidé à prendre quelques minutes afin de réfléchir, ainsi que Dumanoir le lui avait conseillé, il s’assit sur une pierre plate et pour mieux se concentrer, ferma les yeux.

Il les rouvrit soudain, ayant entendu un bruit imprévu, si l’on peut dire, dans un endroit on ne peut plus aride. Il aperçut un homme, manifestement assis dans un fauteuil roulant, et qui maniait une sorte de gaule ou de canne, le jeune homme ne voyait pas bien, de là où il était assis et il était encore sous le coup de l’étourdissement. Il se rapprocha et eut comme un coup au cœur quand il crut reconnaître le président, sauf qu’il paraissait d’au moins vingt ans plus jeune que le jour où il avait fait sa connaissance, sans moustache ni cheveux gris. Il aurait bien voulu être éclairé sur l’identité de cette personne mais se souvint que son ami Dumanoir lui avait conseillé de ne point trop parler et Lulu de ne point, de toute façon, trop croire. Ce fut d’ailleurs l’infirme qui, l’ayant enfin aperçu debout devant lui, toujours avec sa mine enjouée, l’infirme disais-je qui s’adressa à lui d’une voix fatiguée, rappelant au jeune homme celle du président – ce qui lui fit penser qu’il s’agissait de son fils ou de son jeune frère : – Holà mon jeune ami, que faites-vous à cette heure-ci dans un coin pareil que je suis le seul en principe à fréquenter ? Vous me semblez perdu, ma parole… Le jeune homme fit signe que oui. Il allait expliquer sa situation quand l’invalide reprit : – Vous avez dû tomber en panne, j’ai entendu un bruit de moteur… Ah, les motos… Moi aussi j’étais un as de la route, il n’y a guère… Et voyez dans quel état je suis maintenant… Mes jambes ne me portent plus et je n’ose exhiber ce handicap dans tous les lieux où je me pavanais jadis, en toute inconscience (NDA : La situation des handicapés n’était pas la même à cette époque). Je me divertis comme je peux… Je m’adonne à la pêche, ça m’occupe… Malgré tout, trêve de jérémiades, vous devez être affamé et fourbu. Ma demeure n’est pas très éloignée. Longez la rivière et, d’ici un petit quart d’heure, vous y arriverez. Vous êtes mon invité. Ne vous inquiétez pas pour moi, on va venir me chercher dans une minute. Et n’ayez crainte, vous pouvez avoir confiance. Le sosie en plus jeune du président sourit, ce qui finit par emporter la défiance du lieutenant, malgré les conseils familiaux et amicaux.

Il suivit alors la rivière qui s’était élargie considérablement et aboutit en effet à une magnifique propriété, précédée d’un jardin à la française. Elle était formée d’une bâtisse assez longue à étages et de deux ailes latérales à toit plat, avec des grandes fenêtres. Devant le portail de fer, seule ouverture de l’enclos, le jeune motard eut la surprise de s’apercevoir qu’il était attendu : une belle fille blonde comme on en voit, naturelle ou pas, dans les magazines de cinéma que lisait discrètement Gisou, lui souriait. Elle portait une tenue de daim, tunique et jupe longue avec des franges, ce qui lui fit penser à une indienne (Où en avait-il vu une ? Dans une revue de mode, sûrement). En même temps, il ne s’étonnait plus de rien : Le président, Dumanoir, Ama, il était bien reçu partout, cela finissait par devenir pour lui la norme, d’aucuns diraient les normes. Sur le perron, que précédait une série de larges escaliers, la  jeune fille, qui le devançait lui demanda d’attendre un instant, pénétra dans la bâtisse et revint avec une sorte de coffret qu’elle ouvrit à son intention. Il contenait, assorti de son étui, un somptueux pistolet de collection avec, écrit sur la crosse en bois, Calibre X 53. La jeune fille le sortit de l’écrin, le déplia et le ceint à la taille du jeune homme en susurrant : C’est un cadeau de bienvenue. Il est à vous pour votre sécurité particulière. Il fonctionne très bien et pourrait vous rendre de multiples services. Une légende court à son sujet : celui qui le possède demeurera invincible, à l’exception d’une circonstance particulière qu’il ne m’appartient pas de vous révéler. Le jeune homme remercia, sans plus. Il ne voyait pas très bien comment ni quand utiliser cette arme un peu désuète. Il ne pensa même pas à réclamer les balles, et suivit la jeune  fille à l’intérieur.

L’entrée débouchait sur un grand escalier d’apparat avec une rampe en marbre aux bouts ourlés qui fit une grande impression sur notre auvergnat. Quel dommage que sa mère ne puisse voir cela ! La jeune fille l’attendit un instant puis le pria de gravir les quelques marches conduisant à l’étage, lesquelles lui parurent interminables. Il y arriva tout essoufflé. Une grande ouverture donnait sur un immense salon illuminé de dizaines de lustres de cristal, bien plus lumineux qu’en la sous-préfecture. Le feu crépitait dans la cheminée. Machinalement il s’en approcha et saisit le tisonnier. La saison est bien douce et pourtant les nuits, sur les hauteurs, demeurent fraîches, lui dit une voix qu’il reconnut pour celle du pêcheur mutilé. En effet, celui-ci l’attendait, plus dans son fauteuil : dans une espèce de canapé qui paraissait aménagé pour son confort. Même à moitié allongé, il paraissait très grand. Notre invité se dirigea vers lui pendant que son hôte s’excusait de ne pas se lever afin de lui faire honneur. – Pas grave, dit le jeune homme. Vous faites comme vous le sentez. Et il lui mit le manteau qu’il trouva sur le canapé sur les épaules, ce dont il fut grandement remercié. – Le repas sera prêt dans quelques minutes. En attendant nous allons vous servir un apéritif. Vous buvez de l’alcool ? Le jeune homme avoua qu’il ne buvait que du vin, et encore avec modération depuis une certaine aventure vécue en ville récemment (et sur laquelle, l’avons-nous déjà dit, le sieur Dumanoir avait émis quelques menues critiques et réserves). – Cela tombe bien, lui dit l’infirme, j’ai ici le meilleur blanc que vous puissiez trouver dans toute la région (Quelle région ? se disait le jeune homme, qui pensait déjà à son départ du lendemain). Il tapa des mains et deux jeunes filles apparurent, celle qu’il connaissait déjà et sa jumelle, en tout cas elles se ressemblaient beaucoup et avaient la même taille. Il remarqua des nattes et des colliers avec médaillon. Rien à voir avec Dorothée, Francine ou Mimi, un peu plus dodues et appétissantes. Celles-ci étaient, comment dire, élancées et angéliques, j’aurais pu dire éthérées. On devinait, sous leur jupe fendue, des jambes longues et fines. Gisou était un peu comme ça dans ses souvenirs d’enfance. Evidemment elle avait un peu vieilli pendant que lui avait grandi. Le jeune homme garda ses réflexions pour lui et, on s’en doute, le strict silence. Deux jeunes hommes de son âge entrèrent. Ils étaient vêtus de jeans délavés et de tuniques à fleurs avec des ceinturons à l’extérieur du pantalon ce qui le surprit grandement. L’un d’eux, de sa taille et brun, apporta une desserte roulante sur laquelle étaient disposés deux verres, une bouteille fraîchement débouchée et quelques toasts tartinés d’un pâté de campagne que l’infirme présenta comme du chevreuil. L’appétit du jeune homme fit alors plaisir à voir… Sa promptitude à étancher sa soif de même. Le garçon regarda fixement notre invité, celui-ci eut l’impression qu’il voulait dire quelque chose. Toutefois il baissa les yeux et vaqua à ses occupations.

L’autre, châtain et un triangle en guise de médaillon, alluma un écran magique et le jeune homme regarda fasciné les aventures d’un personnage qui lui ressemblait comme un frère. Il ne put vérifier la couleur de la combinaison de cuir puisque l’épisode était diffusé en noir et blanc. Ce qui est sûr c’est qu’il gagnait tous ses duels : au pistolet, au couteau ou à la lutte en  corps à corps. L’épisode terminé, quelqu’un éteignit. Il aurait voulu poser deux, trois questions. Il se dit qu’il le ferait plus tard. Après tout c’était à l’hôte de porter la parole.

La conversation porta sur le révolver… L’infirme demanda au jeune homme s’il n’avait pas été surpris du cadeau. Le jeune homme s’excusa, pensant qu’on lui faisait un reproche, et remercia sans chercher plus loin. L’infirme sembla s’en étonner. Jetant un œil de côté, tout en dégustant son blanc sec, le fils de la couturière s’aperçut que la table avait été dressée, ce qui lui parut étrange car elle était décidément très fournie et qu’il n’avait rien vu venir, ni rien entendu, ni personne encore, à part les deux jeunes gens précédemment évoqués, les mains vides.

Enfin on se mit à table, l’infirme transporté sur sa chaise par les deux jeunes gens, décidément plus robustes qu’il n’y semblait, une grosse table de bois très épais avec des plats en grand nombre : poissons avec de la mayonnaise, œufs que l’on dit aux mimosas, salmis de pintade, fromages et crèmes de toutes sortes. L’infirme parlait tout le temps. Le jeune homme se contentait de répondre par oui ou non sans trop développer sa pensée, sauf quand il s’agissait de s’informer de sa moto, ce en quoi on le rassura. Nul n’irait songer à la lui voler et, de toute façon, il lui manquait de l’essence. Il demeurait quelque peu méfiant, moins de la personnalité de son hôte que du caractère mystérieux de l’épisode. L’infirme parlait, parlait de sa jeunesse et de ses souffrances, de la pêche et des battues d’antan, de la guerre et de ses résistants, de son passé quoi, si bien que le jeune homme finissait par s’assoupir, d’autant que le vin blanc coulait à flot, suivi d’un rouge gouleyant adapté aux viandes et fromages. Il s’efforçait, tant par intérêt que par sympathie, d’écouter les confidences de cet être respectable, en particulier parce qu’il était son aîné, mais se trouvait régulièrement distrait par le passage incessant de gens de la maison, peut-être même des personnes de la même famille, d’une porte à une autre ; chacun transportant un objet dont on se demandait bien à quoi, et surtout à qui, il pourrait servir.

Le premier était un grand drapeau tricolore, tenu par une fille assez grande, probablement de son âge, pantalon blanc et tennis, et qui marchait doucement, comme avec solennité. Au moment où il traversa la pièce, les lustres brillèrent avec une intensité surnaturelle, que le jeune homme mit sur le compte de la fatigue et de l’alcool. Pourquoi exhiber cet objet, en cours de repas, alors qu’il n’en voyait nullement l’utilité immédiate ? Le jeune homme avait bien envie de poser la question… Cependant, il se retint, d’une part pour ne point interrompre l’infirme, lequel commentait l’origine du vin et la composition des mets, d’autre part pour ne point paraître faire un reproche à une âme si généreuse et qui manifestement avait fait mettre les petits plats dans les grands, à sa seule intention. Ce qui intriguait le jeune convive, c’est le temps de préparation alors que cette visite n’était en principe guère attendue ni prévisible. Comment s’y était pris le cuisinier ? Il ne se l’expliquait pas. Il fut également stupéfié par la couleur écarlate qui, était-ce un effet des vapeurs du bon vin ?, lui semblait dégouliner de chair et de sang mais c’était sans doute une illusion. A la réflexion la fille pouvait bien être un garçon…

Le deuxième ce fut une gamelle accompagnée d’un bidon, en mauvais métal, sans doute du fer blanc quelque peu cabossé, tenus par deux jeunes gens, aux cheveux longs, dans des tenues chatoyantes, à chaque fois différents et qui semblaient mettre beaucoup d’application à leur tâche. Les lustres scintillèrent une nouvelle fois de façon singulière et le jeune homme pensa à un dysfonctionnement de l’électricité, un peu comme chez lui dans sa cambrousse et dans tous les endroits déserts en général. Il se frotta les yeux et se dit, en son for intérieur que, vu les moyens de l’infirme, il était étonnant qu’il eût consenti à exhiber  de tels objets, a fortiori à s’en servir pour quelqu’un d’autre, à moins qu’il ne se fût agi de les jeter tout simplement : Or, pourquoi s’adonner à cette activité à l’heure du repas ? Y’avait-il urgence ? Le jeune homme se promit d’interroger l’infirme sur ces sujets un peu plus tard, afin de ne point rompre le charme de ce dîner de rêve. Car tout en regardant, en écoutant, il ne cessait de manger les mets délicieux posés sur la table d’autant plus copieusement qu’on le conviait à s’en resservir et à les arroser d’un merveilleux nectar. Quitte à croire en quelque chose, autant croire à ce que l’on boit. Ca aurait plu à Lulu…

Le troisième et dernier objet était le plus étonnant : il s’agissait d’une écritoire, avec un encrier et une plume. C’étaient à nouveau deux jeunes filles qui les portaient. Le jeune homme ne put réfréner un sourire car cela faisait pas mal de temps que la tendre Gisou se servait d’une machine à écrire pour la confection de romans d’amour qu’elle commençait dans le plus grand des enthousiasmes et ne terminait jamais. Ceci dit, que venaient faire ces objets voués à l’écriture, à ce moment-là, dans ce lieu-là ? Il convenait de ne point se montrer trop indiscret ainsi que Dumanoir l’avait recommandé. Peut-être ses questions prêteraient-elles à rire ? Qui sait ? Ou du moins trahiraient-elles son ignorance doublée d’immaturité. Le nouvel homme du président décida donc de garder le silence, même quand les objets repassèrent dans l’autre sens, dans le même ordre : le drapeau, la gamelle et le bidon, l’écritoire et ses ustensiles. Si rien dans la physionomie de l’invalide ne semblait indiquer un quelconque reproche, le jeune homme eut néanmoins l’impression que chacun des acteurs de cette cérémonie le regardait avec étonnement. Lui se demandait combien ils étaient en tout. Il en dénombra sept. Trois filles et quatre garçons, enfin il hésitait sur l’un d’eux.

Et ce fut bien pire, au fromage puis au dessert, quand ils refirent le même trajet rituel : il lui sembla que ce n’étaient plus les mêmes acteurs, ou plutôt que c’étaient les mêmes, qui se seraient défaits, auraient été tout chamboulés, considérablement vieillis. L’un d’eux, au sexe indécis, le regarda avec un air de reproche. Le repas avait-il assez duré ? Il se dit alors qu’il était bien fatigué et qu’il était grand temps de prendre congé. Il remercia copieusement son hôte et vanta la qualité du repas, demanda que l’on félicitât le cuisinier. Il s’informa une nouvelle fois du sort de sa moto car il devait retourner… mais on lui répondit qu’il ne passait jamais personne dans cet endroit désert et qu’il la retrouverait sans difficulté. Il aurait aimé aussi en savoir plus long sur la ressemblance de son hôte avec le président… Il était trop épuisé… L’un des sept jeunes gens, qui lui ressemblait également comme un frère, du moins eut-il cette impression, l’accompagna, au bout d’interminables couloirs, dans une chambre cossue, au lit à baldaquin sur lequel il se jeta sans se déshabiller, ne tardant pas à s’endormir du lourd sommeil de la brute… C’était quand même autre chose : le respect des lois de l’hospitalité…

Il ne remarqua même pas la fille dans son lit… Il dormit jusqu’au matin.

Son semblable l’avait sans doute déshabillé, du moins le supposa-t-il le lendemain. La dernière image fut cet œil qu’il remarqua dans le triangle du médaillon, autour d’un cou trop flou pour se voir identifié.

 VIII)

Un chant de coq le réveilla. Il avait la tête lourde et le sentiment d’avoir pris du plomb dans l’aile. Il eut du mal à se lever. Son sommeil avait été agité de rêves de réprimandes. Il sentait qu’il avait deux trois points à éclaircir. Sa mère attendrait. Il désirait par-dessus tout se doucher. Une petite salle de bains jouxtait sa chambre. Il faisait un peu frais, forcément, vu l’altitude du plateau. Il fit couler l’eau dans la baignoire. Une chanson lui trottait par la tête : Mais quand le matin/Je vois le ciel bleu le matin/Aussitôt j’oublie les angoisses de la nuit. Il repéra une vieille horloge qui indiquait dix heures. Il se fit la remarque que tout le monde devait dormir car un pur silence, même non naturel, régnait. Il ouvrit une grande fenêtre. Le vent frais le fouetta et il n’entendit aucun bruit diffus non plus à l’extérieur. Seulement le cri d’un rapace qui traversait le ciel à ce moment-là. La lande s’étendait à perte de vue, on devait l’avoir logé dans la partie arrière du domaine. Il essaya de repérer le monolithe. Il  en découvrit des centaines. Bah ! On verrait bien… Avant d’entrer dans le bain, il ouvrit la porte de sa chambre : il n’y avait personne dans le corridor.

Une fois rhabillé et botté, il pensa qu’il fallait absolument qu’il revoie le sosie du président avant de partir, qu’il l’interroge sur tous les mystères qui caractérisaient cette demeure. Et, afin de le remercier, qu’il lui propose son aide au cas où. Il entreprit de visiter le domaine : les meubles étaient bien là, comme la veille. Ses pas résonnaient sur le pavé ; toutefois il ne rencontra nulle âme qui vive. Il se dit que ce n’était pas possible, qu’il n’avait pu rêver ce qu’il avait bel et bien vécu la veille. Son mal de tête, l’absence d’appétit, l’arrière-goût de crème dessert, lui prouvaient que la soirée avait bel et bien eu lieu. Il lui fallut assez vite se rendre à l’évidence. Il était seul. Il trouva tout de même la salle de réception. Le feu était éteint dans l’âtre abandonné. Nul relief du repas pourtant, simplement une cafetière avec un bol avec les colonnes d’un temple joliment peintes dessus, et de quoi déjeuner : biscottes, beurre un peu rance, confiture de groseille avec quelques signes de mosissure. Il mangea, espérant que quelqu’un allait venir, en vain.

Que faire dès lors sinon partir, régler, une bonne fois pour toutes, la question de son retour chez sa mère. En fait, il comptait sur l’infirme ou sa suite pour lui donner des indications, ce qui semblait sérieusement compromis. Il sortit donc de la demeure avec au fond du ventre le sentiment d’un danger imminent, une sale impression de culpabilité, l’intuition que rien ne serait dorénavant comme un avant qui lui parut doré et qu’il avait passé un cap, sans doute un peu grandi même, ou mûri, ou vieilli… Il était devenu un homme…

Un bidon d’essence en plastique l’attendait sur le seuil, ce qui l’encouragea quelque peu. Mais que faisait cette roue à côté ? Il n’avait point crevé…

Ce fut alors qu’il les rencontra… Mimi d’abord, amincie grâce à des talons hauts, avec ses taches de rousseur et ses yeux clairs yeux pervers, disait-on d’elle et qui cependant était si pure – jusque-là. Elle était habillée à la mode de l’époque, avec une jupe courte, des bas rouges, un chandail et semblait ne pas souffrir de la fraîcheur relative, à cette heure de la journée. Que faisait-elle dans cet endroit perdu, décidément rien ne paraissait tout à fait normal, si tant est que ce mot veuille dire quelque chose ? L’homme nouveau qui sortait de la demeure songea qu’il fallait vivre les choses telles qu’elles se présentaient à lui et qu’il verrait bien après coup les décisions à prendre. Il fit donc semblant de ne point être étonné de sa présence en ces lieux. Ce fut-elle au demeurant qui porta la parole comme si elle avait deviné ses préoccupations : – Il nous en a fallu du temps, pour te retrouver, dit-elle (il remarqua une voiture, une Peugeot de l’époque, blanche, avec deux autres personnes dedans qui paraissaient s’apprêter). On a décidé de s’offrir, comment dire, des vacances définitives. On en a profité pour te revoir, sans doute pour la dernière fois… C’est que nous avons des mauvaises nouvelles à t’annoncer (Le nouvel homme fort, bien affaibli par ce matin de cauchemar, la regarda, intrigué, mal à l’aise et comme anticipant sur ce qu’elle allait dire). La jeune femme reprit : – Ta mère est morte et enterrée. Le lendemain même de ton départ. Le docteur a dit que c’était le cœur. Elle était si fragile et ne s’était jamais plainte. Mais il voulut en apprendre davantage. Mimi ne savait pas où elle avait été mise en terre. Auprès de son mari, lui avait-on dit. Elle pensait que lui savait où était la tombe paternelle… Non ? C’était bien étrange que ça ne l’eût jamais préoccupé… Enfin, bon, te voilà prévenu… Et ça n’était pas tout. La vieille Elodie, sa bonne vieille Lolo, avait été mise à l’hospice pour indigents, elle avait perdu la tête la pauvre… La mort brutale de ta mère lui en avait fichu un coup… Lulu ? On sait qu’elle était retournée chez des cousins lointains pour jouer les garde-malades de service. Elle ne pouvait guère demeurer seule sans les autres… On la plaignait car elle était devenue une sorte de souffre-douleur de sa nouvelle famille… Quant à Gisou, elle avait disparu et nul ne savait ce qu’elle était devenue… L’homme sans nom encaissa tous ces coups et concéda, le cœur au bord des larmes, que rien effectivement ne serait jamais plus comme avant. Il pleura, et c’était bien la première fois que cela lui arrivait depuis fort longtemps, depuis sa prime enfance sans doute, et encore c’était pour le plaisir de se voir consolé. Pleurer oui, il avait dû pleurer, il savait ce que c’était, quand il était petit, pour un caprice. Cela remontait à si loin qu’il ne s’en souvenait même plus.

Mais déjà Dorothée s’avançait tandis que le visage de Mimi s’évanouissait dans la brume de cette fin de matinée, qui entonna un air que l’on entendait beaucoup à l’époque : Tout m’entraîne/Irrésistiblement vers toi/chaque instant, avec un joli crescendo dans les aigus sur l’adverbe. Elle aussi paraissait grandie par le port de fines bottines pointues. Elle était toujours aussi jolie et brune à cheveux longs, ses yeux verts semblaient exprimer de l’étonnement. Elle portait à présent un jeans tout neuf et d’un tricot dans des tons fuchsia. Absolument plus ses habits de campagne. Elle s’était maquillée les lèvres et avait bien embelli. En revanche, ce qu’elle avait à dire n’était pas non plus agréable à entendre : – Je suis venu te rappeler ton nom de famille que tu sembles avoir oublié. Tu fais partie de la lignée des Forval qui se sont illustrés dans toutes les guerres et se sont fait un nom dans la police et l’armée. Tes ancêtres, ton aïeul, ton père et tes frères ont rendu de grands services à la république, y compris quand elle était au plus mal, et parfois sans que leur tâche ingrate soit exhibée au grand jour. Ils se sont toujours fait une haute idée de leur mission. Toi, tu t’intéresses davantage à la combinaison de cuir que tu portes qu’aux grands services que tu pourrais rendre à ton pays. J’ai pu parler avec les gens du domaine. Tu t’étonnes sans doute qu’ils ne veuillent plus te revoir. Sache que tu as commis de graves erreurs hier au soir. On t’a fait, en quelque sorte, selon leurs codes à eux, passer une épreuve suprême et tu y as lamentablement échoué. Pour cette raison on ne t’appellera point Forval le sauveur mais Forval l’abruti. Ledit Forval eut bien du mal à contenir un subit sentiment de colère, sauf qu’il était face à une femme, belle de surcroît, une ancienne petite amie et par ailleurs il sentait bien qu’elle avait mille fois raison. Il détourna le regard qui se plongea dans le vide… Il réfléchissait…L’autre fredonnait : Adios amor je m’en vais ce soir/Car il vaut mieux/Ne plus se revoir…

Ce fut alors le tour de Francine, elle était la plus gentille des trois avec sa frange blonde et ses yeux noisette. Curieusement elle portait une salopette rayée de bleu mais Forval avait d’autres motifs d’interrogation : – Dorothée ne m’en a pas assez dit : C’était qui cet infirme ? – Je n’ai pas le droit ni le pouvoir de tout te révéler. D’ailleurs, je ne sais moi-même que peu de choses par deux trois confidences des employés du domaine. Tu as fait preuve de peu de discernement mais est-ce ta faute si l’on t’a entretenu, de si longues années, chez toi, dans une ignorance extrême ? La situation n’est pas si désespérée. Aie confiance en toi et cherche à tous prix à te mettre sous les ordres directs du président. Rien n’est encore perdu. Bien des aventures t’attendent et tu rencontreras bientôt une personne qui comptera beaucoup pour toi. L’infirme est un personnage important de l’état, une de ces éminences occultes, tu comprends le sens de ce mot ?, qui  jouent un rôle non négligeable sans que les journaux ne parlent d’eux à tout bout de champ. Il a pensé, en tout cas espéré, que si tu pouvais être l’élu, si tel avait été le cas, le choc psychologique pour lui aurait été si intense qu’il aurait pu recouvrer la santé et se remettre en chasse, et sans doute aussi assurer sa postérité, si tu vois ce que je veux dire (Forval opina du chef). – Et c’est quoi ce rituel auquel je n’ai rien compris ? – Ca je ne sais pas trop. Ce que j’ai cru saisir, c’est qu’il avait été conçu à ton intention. Quant à celui qui se trouvait dans la chambre, un plus grand malade encore… Il écrit, il écrit pour ne point mourir et tant qu’il écrira il ne mourra pas, ni toi non plus d’ailleurs et sans doute moi non plus. Il construit des aventures plus ou moins fictives qui mèneraient ses héros jusqu’à lui. Tu en fais probablement partie. Si son héros pénètre dans sa chambre, il sera sauvé sans doute en tout cas je l’ai compris comme ça… – Je ne saisis pas bien. C’est à cause de ces haltes successives que ma mère est morte et je m’en sens responsable… – Ce sont moins ces haltes que tous les crimes que tu as commis sans réfléchir. Les comptes-rendus de tes aventures se sont répandus comme une trainée de poudre aux actualités télévisées. Bien des apprentis motards ont voulu suivre ton exemple. On ne compte plus les règlements de compte perpétrés par de prétendus justiciers à panthères noires ou à vaisseaux spatiaux dans le dos. Ne te ronge pas avec ça. Ta mère serait morte de toute façon et tu ne pouvais passer ton existence auprès d’elle. L’homme est fait pour l’action. Si tu n’es pas l’élu, un autre viendra à ta place et puis qui nous dit que l’on a vraiment besoin actuellement d’un homme providentiel ? Nul n’est irremplaçable… On peut essayer de se débrouiller sans lui, non ? Retourne à ta moto et prends la direction du Nord. Le président fait la tournée des grandes villes afin de reconquérir le pays après les événements du printemps. Bon, il faut que nous nous quittions. Notre jeunesse nous attend… Et d’entonner en s’en allant : Petit bonheur/Deviendra grand/Pourvu que Dieu lui prête amour toujours…

Elle retourna à la voiture, qui redémarra dans trois éclats de rire et des signes de la main.

Le jeune homme se dirigea vers le monolithe, le cœur gros et de tristes pensées plein la tête. Il suivit la rivière, qui lui parut bien sinistre, crut reconnaître l’endroit où il avait rencontré l’infirme, l’arbre sous lequel il pensait s’être reposé (mais n’était-ce pas un figuier ?) et décida de faire le point, une fois n’est pas coutume. Pour mieux se concentrer, il ferma les yeux.

C’est alors qu’il se réveilla, vraiment, cette fois définitivement… Et à son réveil, il était midi…

  1.  IX)

            Il faisait déjà beaucoup plus doux et de toutes façons le temps file à toute allure dès lors qu’on est devenu un homme mûr. Forval ôta son blouson de cuir rouge dans l’intention de le fourrer précautionneusement dans le porte-bagages avec ses armes de service et son précieux cadeau. Il se dirigea vers la moto, son bidon à la main. Elle était demeurée à la même place, recouverte d’une bâche inespérée, avec des dessins d’escaliers dans tous les sens. Pourtant, une mauvaise surprise l’attendait devant le monolithe. Un individu d’une trentaine d’années, à la mine triste, maigre et moustachu, lui déclara d’un ton qui ne laissait aucun doute sur ses intentions ? – Vous reconnaissez cette jeune femme ? (Il la montra du doigt, qui s’efforçait de se cacher). Forval se dit que oui vaguement il croyait bien la reconnaître. Il ne saurait trop dire d’où. – Eh bien je vais vous le préciser… Aglaé Lebourru, mon épouse, que vous avez déshonorée.  Forval regarda la jeune femme qui lui parut plus âgée que dans son souvenir car elle n’était pas maquillée, paraissait sale et plus du tout élégante. De plus, elle pleurait et geignait en suppliant, à voix basse, sans doute fatiguée de répéter depuis des jours, des semaines et des mois la même chose au jaloux fieffé. Il se souvint alors de l’épisode du repas de midi en ville. Il esquissa une tentative de concorde. – Ecoutez, j’ai sans doute été un peu brutal, je le concède, et je suis prêt à vous dédommager pour le pâté et autres charcutailles sans oublier le vin. J’ai changé entre temps. J’étais trop immature alors… D’ailleurs j’avais promis un présent… Depuis, je fais partie de la garde rapprochée du président… – Et vous croyez vous en sortir de la sorte ? Encore heureux que je ne vous aie pas supprimé par surprise. Dans cette lande pelée, qui l’aurait su ? Je vous demande réparation, à l’arme blanche, au révolver, à mains nues, tout ce qu’il vous plaira. – Si vous y tenez, je ne voudrais pas vous blesser mais… – Vous me blesseriez en refusant et, en ce cas-là, je me sentirais tenu de me venger selon mon bon plaisir… – Soit. Il en sera ainsi qu’il vous plaira. Sachez cependant que votre épouse est innocente de ce dont vous l’accusez et je vous préviens que, si je l’emporte, je la considèrerai comme sous ma protection et en disposerai ainsi qu’il me conviendra, avec sa permission, s’entend… Lebourru hésita. Il n’avait pas prévu cette éventualité et pensait sans doute que son rival allait se dégonfler et renoncer. Forval avait sa petite idée. N’avait-il point promis à la jeune femme un cadeau somptueux ? On allait voir ce qu’on allait voir. –  Alors ? demanda l’inspecteur, impatient. – C’est vous qui vous sentez l’offensé. Je vous laisse le choix des armes…

            Ici Lebourru fit une réponse que notre Forval, habitué aux esprits bouillants et spontanés, n’attendait guère : – L’épée, je ne vous la conseille pas, je suis champion universitaire de fleuret moucheté. Les armes à feu auraient cet inconvénient que nous risquerions de nous estropier mutuellement et  ce n’est nullement le but. C’est mon honneur qui doit être vengé et nullement le vôtre. Quant aux mains nues… – Nous risquerions de nous faire mal aussi et vous avez été champion de boxe libre et de lutte romaine dans un passé pas si éloigné que ça, l’interrompit Forval avec une vivacité d’esprit qu’il découvrait en même temps qu’il la manifestait… Bon alors que proposez-vous ? – Eh bien, je vous propose une paire de gifles, après tout, je ne vois pas pourquoi je souffrirai du fait de vos indignités. Après nous serions quitte… En public bien sûr, que votre déshonneur soit connu de tous… – Ah mais ca ne me convient pas du tout… Vous pourriez vous venger mais je ne pourrai, de mon côté, châtier les souffrances que vous avez fait subir à votre épouse. Non ! Non ! Le mieux serait encore de se battre… – C’est que, reprit Lebourru, je ne pensais pas avoir affaire à un homme du président à la réputation bien établie. Je ne voudrais pas le priver d’un être de grande valeur. Vous ne voulez vraiment pas de ma gifle ? Le jeune homme, à ses mots, eut une intuition qui les tira temporairement d’embarras. C’est lui qui assena la paire de gifles, devant la jeune femme éberluée et qui esquissa un geste pour protéger son mari. Sous la violence du coup celui-ci s’effondra et il se produisit alors l’inattendu et l’improbable, sauf pour un romancier. L’inspecteur, sans doute épuisé par des semaines de quête, rongé de jalousie haineuse et surtout taraudé par un mal intérieur qui remontait à la prime enfance, Lebourru donc, se mit à  pleurer comme un gosse et, tout en trépignant, à appeler maman. Sa chère et tendre le prit dans ses bras.

– Allons, Allons, lui dit Forval, gêné pour lui. Ecoutez, je pourrais aisément profiter de mon avantage pour vous donner la correction que vous méritez. Je nous en dispense. Et je vais vous faire confiance. Admettons que j’aie été plus prompt que vous dans le maniement des armes et que j’aie gagné. Je vous accorde le droit, au nom du président de la république, après tout vous travaillez pour la police, de rentrer tranquillement chez vous, de vous remettre en ménage avec votre gentille conjointe, laquelle semble vous aimer et vous avoir pardonné. En, revanche,  je serais impitoyable si vous retombiez dans vos travers (mais où notre héros allait-il chercher tout ça ? Le Christ dut se poser les mêmes questions face à des situations diverses). Je me tiendrai informé, vous savez ? Et j’ai promis un cadeau somptueux, sachez que je tiens toujours mes promesses. Je m’en irai donc chez vous un de ces jours, quand vous vous y attendrez le moins. Seulement, je dois retrouver au plus vite le président. Après, je viendrai vous rendre une petite visite…

Lebourru ne savait s’il devait se satisfaire de s’en être tiré à si bon compte, on aura compris qu’il était un peu matamore sur les bords, à savoir plus lâche que ses rodomontades pouvaient le laisser accroire, d’autant qu’il récupérait sans grand dommage sa compagne adorée – ou bien s’il devait se sentir doublement humilié par la gifle reçue ainsi que par sa réaction d’abandon total de son être aux vertiges de la syncope. – Ne vous en faites pas, reprit Forval, je suis né sous une bonne étoile, et je suis tout bonnement invincible sauf dans une circonstance particulière où mon arme me trahira. Ce n’est pas avec vous que cela devait arriver. J’aurais pu vous estropier ou pire encore… Si ça doit vous rassurer, giflez-moi avant de partir… Après tout, nul ne sera témoin de cette façon de régler notre querelle. Personne ne saura rien de ce qu’il nous est arrivé… Mais Lebourru se relevait souriant, plus du tout sous l’emprise de la colère, il esquissa le geste proposé sauf que ses forces le trahirent de sorte qu’il renonça à l’accomplir jusqu’au bout. Son bras pendit mollement et il dit : – Vous avez raison. Je vous remercie de la proposition. Je consens à ce que l’intention vaille pour l’acte et je vous tiens quitte de notre différend. – Eh bien, c’est parfait. Je vous fais confiance. Et je viendrai déjeuner un de ces jours, en ami cette fois…

Comme quoi tout s’arrange entre des hommes de bonne volonté…

Pendant ce temps, du côté du président, on se lamentait beaucoup. On en voulait énormément à Counianque. Allez savoir comment le président avait été informé de la plupart des aventures de notre Forval, dont le nom lui disait quelque chose, rappelons-le. Le chauffeur, le gamin, un bavard de majordome quelque peu espion, les trois filles, Madame Lebourru ?

Le hasard, qui fait bien les choses, voulut qu’il ait dû, dans sa reconquête du pays, passer par une ville, disons Brive la Gaillarde ou Tulle la Paillarde, où son lieutenant avait été aperçu la dernière fois… Il décida d’envoyer sa garde rapprochée de fins limiers, à sa recherche. Il avait grand besoin de converser avec lui.

La force habile de l’un conjuguée à la virtuosité diplomatique de… Mais ceci est une autre histoire…

Notre héros, quant à lui, se demandait où aller. Il hésita entre la sépulture de ses parents et l’île sur le lac d’Ama. Peu nous importe puisqu’il n’était pas écrit qu’il aille dans aucun de ces deux lieux.

J’oubliais : Aglaé, guillerette, entonna Le temps des fleurs/On oubliait la peur/ Les lendemains avaient un goût de miel… en montant dans la voiture conjugale : une Citroën je crois, car l’on n’était plus au temps des haquenées allant l’amble…

                                         X)

            Le temps passe trop vite tant que l’on est encore jeune. Les saisons d’autant plus, quand on les vit sur les hauteurs. On signala sa présence dans le Roussillon, au fin fond de l’Ariège, dans le département des Basses-Alpes d’alors et même dans la vallée de la Vésubie. Notre héros redressa encore pas mal de torts et toujours au nom de la république. Un automne et ses premières gelées il devait se trouver, allez savoir comment, dans le Trièvres, à la recherche de quelque assassin solitaire et malin. C’était de bon matin. Il était descendu, à partir d’un col étroit, par une route en lacets. Il avait arrêté la Harley, tout en bas au bord de la route, encore une de ces départementales où il ne passait que de rares autochtones se rendant au grand marché, hebdomadaire, de l’époque. Il regardait un pré, saisi par les particules de glace. Certains ne vont peut-être ne pas le croire et pourtant, force était de le constater : il semblait méditer.

            Sa lutte semblait sans fin, quasiment inutile. Il était reconnu certes. On le considérait comme l’un des meilleurs, sinon le meilleur élément de sa génération. A quoi bon ? Tout cela lui semblait si vain. Que lui était-il permis d’espérer ? Il avait les regrets de l’innocence enfantine, des bons moments passés avec les trois fées, des protections maternelles, de ses rêves et ambitions qui aujourd’hui lui paraissaient si ridicules. Il se focalisa tout d’abord sur son père. Il réalisa qu’il ne lui avait pas trop manqué durant son enfance, vu qu’on ne lui en parlait jamais, qu’on ne possédait point de photos de lui (seule Lucienne, dite Lulu, conservait des coupures de presse) et qu’il était vite devenu le petit coq de son entourage immédiat. C’est à présent qu’il aurait aimé le croiser, lui réclamer des conseils. Ceux que sa mère lui avait prodigués se comptaient sur les dix doigts, y compris ceux qu’elle ne lui avait donnés qu’à contrecœur et encore au tout dernier moment. L’image des visages aimés, des corps désirés défila dans sa tête, Gisou et Dorothée en tête et, la dernière – les autres connues depuis ne comptaient pas : il les avait possédées mais  point aimées, la dernière donc : – Ama, qui l’attendait peut-être, sans doute même et qu’il se mit à désirer.

            Certains, à sa place, se seraient égarés dans quelque rêverie sentimentale. Lui pensa au corps d’Ama, si l’on peut dire, à sa chevelure de cannelle bouclée qu’il aurait bien aimé mordiller, à ses seins de réglisse, à sa toison qu’il imaginait plus drue que celle de Gisou, quand il la surprenait au bain, dans des attitudes équivoques, le laissant complaisamment la regarder tout en se caressant d’une façon qu’il ne comprenait pas à l’époque et, qu’avec un peu plus de vocabulaire, il eût qualifiée de lascive.  Il réalisa alors qu’une raideur bien connue s’érigeait du côté de son entrejambe et il pleura en pensant au sort que, par son silence et son manque de discernement (il en aurait presque maudit sa mère !), il avait fait subir à son hôte impotent, dans l’impossibilité d’assurer une postérité digne de ce nom à la race des seigneurs, dont lui pourtant faisait partie…

            La raideur ne disparut guère cependant. Elle se faisait au contraire de plus en plus insistante au fur que notre homme se concentrait sur les traits et les rondeurs de celle qui lui était somme toute promise. Après tout, il était tout seul, il n’était pas frileux et il se dit que se soulager ne saurait point lui faire de mal, en l’absence d’une partenaire, habituellement féminine, en tout cas depuis belle lurette. Et puis qui nous dit que, par un cheminement mental dont il n’avait pas la moindre idée, son plaisir ne se communiquerait pas à la personne aimée (il ne connaissait pas encore le mot télépathie) qui peut-être l’éprouverait à son tour et ainsi de suite. Ca valait en tout cas le coup de tenter l’expérience, ça ne pouvait faire de mal à personne (pas de Lebourru en vue !) et le plaisir solitaire, faute de mieux, n’était point à négliger, surtout en cas de force majeure ou de crise morale.

            Il descendit de sa Herley, se plaça debout face au champ et s’imagina se retrouver face au corps de sa bien aimée, qu’il s’efforça de transformer en bien désirée. Quelqu’un qui serait passé à ce moment sur la route l’eût cru tout bonnement en train d’uriner en bayant aux corneilles, d’autant qu’il y en avait une flopée justement à ce moment-là qui criaillaient de manière narquoise. Il était toujours jeune et vigoureux, le plaisir ne se mesure pas, la séance devait durer un certain temps, il n’en avait plus cure à présent. Il préféra toutefois différer le contact brut. Il ouvrit le blouson mais ne défit pas tout de suite la combinaison grâce à la fermeture-éclair centrale. Il se dit qu’à travers le cuir, le plaisir serait plus long et progressif. On verrait bien par la suite. Son intuition digitale fit le reste.

            On se souvient que le président avait décidé d’envoyer ses fins limiers supposés à sa recherche. Fins, ils l’étaient peut-être de l’odorat, pas forcément du verbe. Ainsi le premier qui le retrouva, et précisément dans cette posture peu commune que nous venons d’évoquer, laquelle favorisait justement d’éventuelles retrouvailles, car Forval avait la réputation de se trouver là où on ne l’attendait pas, ce fut un dénommé Déners, que sa réputation précédait et dont on disait qu’il portait bien son nom. La suite devait le prouver. Le président était las de ses marques permanentes d’agressivité, de ses discours vantant les bienfaits de la violence ou de la répression et on peut se demander s’il ne l’avait pas mandé avec une idée derrière la tête. Une leçon ne pourrait lui faire du mal. Toujours est-il qu’il aperçut Forval alors qu’il lui restait une dizaine de lacets pour rejoindre la départementale. Il avait baissé la visière du casque en vrai chevalier médiéval. Celui-ci en était à un point où l’on sent la délivrance se manifester sans pour autant s’avérer imminente.

Ce fut la voix de crécelle de Deners qui interrompit sa satisfaction. Il ne saisit guère ce qu’il disait mais sentit que ça ne devait point être amical. Sans céder à la colère, mauvaise conseillère, il s’empara machinalement du Calibre X qu’on lui avait offert (il s’agissait d’un parabellum, c’était une excellente occasion de l’essayer) de sa main libre. Il était chargé. Deners vit le geste sans en comprendre le sens, lacet après lacet, et se dirigea, en hurlant, vers notre apprenti concupiscent. Il était en état d’arrestation. Il s’agissait de le suivre sans chicane. Suivait un florilège de sommations ! Forval daigna jeter un œil, s’aperçut que le fou furieux s’apprêtait à dégainer. Sans réfléchir il tira, atteignit l’engin, ce qui déséquilibra le trop impétueux Déners qui traversa du coup trois lacets au lieu d’un et termina sa course dans un profond fossé quelque peu empli d’eau gelée. Il réussit à s’en extraire dans un piteux état, tout penaud. Forval se précipita et l’aida à sortir la moto. Elle demeurait en état malgré les bosses. Il ferait moins le malin sur les chemins. Déners souffrait de contusions et égratignures. Il pouvait donc conduire. En revanche, il ne pouvait plus parler. Il semblait qu’il se soit gravement entaillé la langue. On ne comprenait plus rien à ce qu’il disait. Il s’adonnait à des gesticulations intempestives et devant l’ironique incrédulité de son interlocuteur, il préféra renoncer et repartit comme il était venu, sans doute guère apaisé mais momentanément inopérant. Il rejoignit la ville la plus proche pour se faire soigner et faire téléphoner au président en usant de petits papiers salutaires.

            Il put ainsi informer les autres limiers. Le plus proche était justement ce fameux Counianque qui avait brutalisé son épouse et giflé son fils. Parti du Vercors, il se dirigea incontinent vers l’endroit indiqué, quelque part entre Chichiliane et Clelles, où l’on ne risquait pas de voir grand monde. Il devait être  midi. Forval avait repris sa méditation. Il faisait le bilan de ses actions, s’interrogeait sur la nécessité de sa fonction, de sa destination réelle, de ce qui lui était permis de souhaiter. Il pensait à ses frères. Que leur était-il arrivé ? Avaient-ils pensé à lui au moment de mourir ? Sans doute, instruit par eux, aurait-il résolu l’énigme du pêcheur aux jambes immobiles ? On sait toutefois que Forval était moins porté sur la réflexion que sur l’action… Il orienta donc ses pensées vers les femmes de sa vie : sa mère, les trois fées, Dorothée, Francine et Mimi auxquelles il fallait à présent, et pour couronner le tout, substituer l’exotique Ama. Un deuxième essor de tentation lui traversa donc l’esprit, alors qu’il faisait un peu moins froid, de se soulager à nouveau. Et comme personne ne l’en empêchait et que jamais, même la vieille Elodie, dite Lolo justement, personne n’y avait trouvé à redire, il amorça une deuxième séance. Cette fois, en défaisant la fermeture éclair de la combinaison rouge.

Le cruel et railleur Counianque arriva par d’autres lacets mais dans une configuration similaire. Sans doute était-il aussi brutal que le bouillant Déners. Il avait cependant la tête plus froide. Il vit bien qu’il se passait quelque chose de pas naturel, si l’on peut dire, au pied du col, devant le champ. Il se garda bien de hurler, de sorte que Forval ne fut averti de son arrivée qu’au dernier moment, en raison du bruit du moteur. Une nouvelle fois, il lui fallut renoncer au plaisir suprême, assorti d’images érotiques un peu confuses car, s’il savait comment s’y prendre avec les filles de ferme, il sentait qu’il aurait plus de mal avec un type de fille disons plus sophistiquée. Toujours est-il qu’il se retourna brusquement, furieux qu’on l’eût dérangé une nouvelle fois, tout en supposant que c’était l’autre nerveux qui revenait. Or, se retournant, sans le vouloir, il exhiba son sexe dru, tumescent et obscène. Counianque s’y attendait tellement peu que, sur le coup de l’étonnement (ou fallait-il lui soupçonner quelque dépravation refoulée ?), il fit une fausse manœuvre et heurta l’un des rares arbres qui se trouvaient près de la route, un arbre fruitier mais il n’aurait su dire lequel (pas un figuier en tout cas), de toute façon, nous étions hors saison. Le choc le désarçonna et le précipita dans un massif de ronces tandis que l’avant de son engin à lui, motorisé, restait fiché dans l’arbre et que le casque à visière faisait des bonds sur le goudron. Forval dut ranger son matériel que la vue de l’indésirable personnage avait rétabli temporairement dans son apparence habituelle. Il s’approcha de l’accidenté… Il ne put s’empêcher de sourire, en voyant de qui il s’agissait et ne put retenir sa langue : – Holà, compagnon, vous me semblez en moins bon état que lorsque vous souffletiez votre garçon. Vous voilà bien meurtri et le voilà bien vengé ! Allez-le lui dire de ma part et saluez votre femme. Elle comprendra quand elle vous verra. Et ne vous avisez pas de la brutaliser de nouveau car je ne vais point tarder à m’en retourner, afin de saluer mon président et je me ferai un plaisir de vous corriger devant lui. Tenez, voilà un autocar qui passe. On va lui suggérer de vous conduire à bonne destination. Il semble qu’il aille jusqu’à la prochaine ville. – C’est le président lui-même qui m’a dit de vous ramener, répondit le blessé en maugréant. – Eh bien dites-lui que je ne vais guère tarder. J’ai une affaire urgente à terminer. Pas question de rentrer avec vous. En aucun cas je ne voudrais laisser accroire, ni vous laisser vous vanter, que vous m’auriez convaincu. Et dans le fond, c’est mieux pour vous. Votre fils aura moins honte… Par ailleurs, j’ai autre chose à faire… Il aida Counianque à prendre son nouveau moyen de transport (sur lequel étaient peints des avions, des trains, des paquebots…), lui fit jurer d’informer le président de la situation dès le prochain village et promit à son tour de le rejoindre au plus tôt. Quelques passagers aidèrent, non sans difficulté, à mettre ce qu’il restait de la moto sur le toit de l’autocar. Et Forval put tranquillement retourner à sa méditation…

            Disons le tout net, le cœur, si l’on peut dire, n’y était plus beaucoup. Il avait eu de la chance avec les deux excités précédents mais il commençait à s’habituer à la loi des séries, à considérer ses deux frères ou les trois fées, ou ses trois anciennes copines et se disait qu’un troisième fâcheux, à savoir un indiscret, ne manquerait pas de l’importuner. Il ne réfléchissait que d’un œil, si je puis dire et de toute façon, il avait bien conscience que ce ne serait pas demain la veille qu’il retournerait à l’île d’Ama, si tant était qu’elle y fût demeurée. Bref, la main semblait toujours aussi énergique et pourtant la sauce ne prenait plus.

            C’est là qu’entre en scène un nouveau personnage, qui devait devenir instantanément son meilleur ami, il ne savait pas ce que c’était jusque là que l’amitié entre garçons, et que nous nommerons Belvoix.

            Il chantonnait, Belvoix, un air de circosntance : Quand je vois les motos sauvages/Qui traversent nos villages…

                                         XI)

Belvoix était tout le contraire de Forval. Il privilégiait la négociation plutôt que l’action non précédée de réflexion sur les conséquences de ses actes. Il était certes aussi doué au moins que Forval dans la conduite de sa moto, dans l’adresse balistique et même dans les divers combats qu’un serviteur de l’ordre doit assurer sauf que, dans la majeure partie des cas, son art de la persuasion annihilait les intentions belliqueuses de ses antagonistes qu’il ralliait aisément à la cause du président. Ils étaient faits pour se rencontrer car au fond ils se complétaient parfaitement et, si l’on eût remonté leur arbre généalogique respectif, on eût découvert une parenté évidente que leur physique confirmait : belle allure, chevelure angélique, regard désarmant. Belvoix semblait ainsi le double de Forval, en moins rustre, un peu le manuscrit complet par rapport au brouillon. Simplement le plus disert avait été éduqué dans le Nord, son alter ego en Auvergne profonde. Belvoix n’eut point, en l’occurrence, besoin d’user de son éloquence quand il atteignit, doucement, avec précaution, par une tierce voie, le bout de la route en lacets où se trouvait Forval, sur le point d’abandonner son activité captivante : il se faisait tard, le crépuscule pointait à l’horizon et il était fatigué de se tenir debout depuis le matin frileux. Ce fut ainsi que l’éloquence et l’action finirent par se croiser, se congratulèrent mutuellement, s’estimèrent sans ambages tout en se disant que, s’ils étaient faits pour s’aimer fidèlement, ils n’étaient point conçus pour demeurer éternellement aux côtés l’un de l’autre. Forval tenait trop à résoudre son énigme et se répétait qu’il y parviendrait par la force tempérée, Belvoix ayant bien d’autres conflits à débrouiller. Grâce à la magie de son franc parler.

Il est nécessaire, à ce moment du récit de préciser dans quel état d’esprit se trouvait Belvoix quand son engin croisa la route de celui de Forval, si je puis dire. Nous vivions une époque de trouble profond où l’on sentait que la société encore guindée, sans doute trop prospère, ne correspondait plus aux aspirations nouvelles des individus. D’un côté on avait les tenants de la violence à courte vue, de la violence pour la violence, la prolifération des actes gratuits censés déstabiliser l’état. D’un autre, le refus d’un mode de vie dont le maître mot était celui de consommation, avec son corollaire, le culte des objets symboliques, l’inutile et le divertissant. On se battait dans les faubourgs et jusque dans les centres des villes. Pour un rien : une voiture plus clinquante, une femme trop jolie et que l’on ne méritait guère, la volonté de puissance sur les plus faibles. Immanquablement on appelait Belvoix pour régler le problème. Il le réglait certes, de son éloquence ou de son habileté dans le choix des armes ; les prisons se remplissaient grâce à lui. Il était en revanche détesté par les complices, les frères et sœurs, les petites amies de tous ceux qu’il plaçait en état d’arrestation pour trouble à l’ordre public. Pire : on faisait courir des rumeurs mensongères à l’endroit de sa personne, par voie d’affiche, de dénonciations anonymes, de réunions publiques quelquefois, de sorte qu’il était souvent attendu, quand ses déplacements étaient connus, par un comité d’accueil musclé, armé jusqu’aux dents et prêt à en découdre voire à en appeler au lynchage. Il avait plusieurs contrats au-dessus de sa tête. Certaines familles intentaient même des procès, longs et coûteux, en temps notamment mais le temps…

Il avait ridiculisé un caïd de Tourcoing, la meilleure fine lame du nord de la France, qui se faisait fort d’en attenter à la vie du président, alerté par une toute jeune fille, à peine adolescente,  martyrisée par son aînée, la compagne du triste sieur. Celle-ci vouait depuis à Belvoix une haine féroce. Il s’était retrouvé piégé dans une préfecture par une famille entière de l’opposition  dont, sans le savoir, il avait corrigé le fils, réduisant à néant pour longtemps ses prétentions politiques. Comme il était trop beau et, il faut le dire, on ne peut plus chanceux, il ne dut son salut qu’à l’aide de la fille de famille à qui il avait eu la bonne idée de faire sa cour, si je puis m’exprimer ainsi. Ayant assisté à un accident grave qui impliquait des courses-poursuites entre bandes rivales, il avait recueilli la seule rescapée valide, les autres téméraires étaient tous à l’hôpital, une capricieuse enquiquineuse qui lui avait rendu la vie impossible, l’exposant à d’incroyables dangers dont il s’était sorti par miracle grâce à son incroyable discernement et son absolue confiance en lui-même. Seul le doute tue. Dernièrement encore, il avait échappé à une mort certaine dans une boîte à plaisirs où on lui avait dit d’aller délivrer une gourgandine retenue contre son gré avant de se rendre compte, en recoupant certaines données, qu’elle était probablement sa demi-sœur. Ah, ils ne s’embêtaient pas nos aînés, au sortir de la guerre, la vraie je veux dire ! La tenancière du bordel de luxe, laquelle n’employait que des artistes ratées, reconverties, était, disait-on, de la famille même du président – en mauvais termes avec celui-ci. Il avait deux ou trois affaires urgentes à régler, qu’il ne parvenait point à mener à terme, comme si le sort l’en détournait systématiquement, on se serait cru dans un vrai roman moderne, afin de le conduire à se fourvoyer dans de nouvelles querelles – quand on le réclama auprès du président, et qu’il fut mandé pour ramener Forval à la cour.

Il n’était guère inquiet outre mesure en l’abordant et pourtant il se demandait si son rival auprès du chef des armées, dont lui-même était le neveu l’ai-je dit, ne résumait pas à lui tout seul l’anarchie délinquante qui sévissait alors. Tout ce qu’il appréhendait sans toutefois le détester car il avait toujours fait montre d’une incroyable indulgence envers l’espèce humaine qui en a bien besoin. Il craignait que Forval ne fût qu’une bête brute, avec laquelle il aurait du mal à sympathiser. Le premier regard sur son jeune confrère le rassura. C’était un bon bougre, qui s’était égaré dans l’exaltation de la force solitaire, qui semblait enfin réaliser qu’il avait un cerveau et que ce n’était pas plus mal de s’en servir. Et un sexe, à ce qu’il put en juger. Et ma fois quand le sexe et le cerveau font bon ménage tous les espoirs demeurent permis.

Il s’approcha donc, attendit patiemment que le nouvel homme du président sortît de sa méditation et lui adressa gentiment la parole en ces termes : – Bonjour, mon bon ami, finissez ce que vous avez à faire. Nous avons bien du temps devant nous, d’autant que j’ai repéré une auberge à trente kilomètres à peine…. (Et s’apercevant que Forval se rhabillait précipitamment…) : Je vois que vous honoriez la dame de vos pensées. Ce n’est pas moi qui vous en blâmerais. Faites mon ami, faites, je vais quant à moi soulager un besoin d’une autre nature…

En fait, Belvoix n’en avait nulle envie, ou alors par précaution sachant que deux précautions valent mieux qu’une. Et il descendit de son engin, une Bugatti rouge, de courses, décorée de signes héraldiques et de croix, de lions, de griffons et de chevaux par paires, dressés sur leurs pattes arrière. Toujours est-il que le ton de sa voix, son attitude peu agressive, ses manières plus raffinées que celles utilisées par les deux émissaires précédents, firent que Forval se crut forcé d’adopter la même attitude. Contre nature peut-être mais la culture peut devenir une seconde nature : – Je vous remercie, mon ami, de votre sollicitude à mon égard. Je ne crois pas que nous ayons été présentés même si votre visage, votre silhouette me disent quelque chose. – Je me nomme Belvoix, répondit celui-ci. Je vous ai aperçu en effet quand vous vîntes réclamer votre accréditation auprès du président. Vous êtes parti tellement vite que nul n’aurait songé à vous rejoindre. Et cela tombe bien : je suis venu pour rattraper le temps perdu. – Belvoix, le vrai Belvoix, l’authentique Belvoix, j’ai pu suivre quelques-unes de vos aventures, sur le petit écran et je vous avoue que vous m’avez favorablement impressionné. C’est merveilleux de pouvoir enfin nous rencontrer. Je suis sûr que nous aurons des tas de confidences à nous faire et de secrets à échanger. Mon petit doigt me dit que nous sommes faits pour nous entendre. – Je l’entends bien, de mon côté, ainsi que vous le dites, nous avons sûrement bien des choses à apprendre l’un de l’autre et qui pourraient sans doute redorer le blason de notre président. Au demeurant, n’oublions jamais que c’est la république que nous servons, et non un homme. Un président peut en cacher un autre. Il ne faut pas vivre seulement dans la nostalgie d’un passé révolu. Il serait bon toutefois que vous veniez avec moi saluer celui que nous servons, il se fait beaucoup de soucis pour vous et tient à vous avoir auprès de lui. Ca le rassurerait.

Forval s’étonna quelque peu des propos de Belvoix tout en se persuadant qu’il l’interrogerait plus à ce sujet lors de leur halte à l’auberge. Il rangea son matériel et les deux nouveaux amis purent reprendre la route, si l’on peut appeler ça une route.

               XII)

Ils devisèrent de l’infirme et de l’encrier d’un côté, de la boîte à plaisirs où Belvoix avait failli perdre la vie de l’autre. Belvoix conseilla à son nouvel ami de réfléchir davantage avant d’agir, Forval lui rétorqua qu’une seconde de réflexion pouvait parfois se révéler fatale. Belvoix  répliqua qu’il était la preuve vivante du contraire et que la parole souvent annihilait le danger. Forval répondit qu’il avait certes pu le vérifier sauf qu’inversement elle était source de rumeurs : n’en courait-il pas au sujet de Belvoix et de certaines fourberies qu’on lui reprochait, à tort ? La rumeur va si vite… Il rappela qu’à trop réfléchir, on oublie de poser les bonnes questions ainsi qu’il l’avait expérimenté à ses dépens, face au supposé sosie du président. Belvoix le rassura, précisant qu’il n’était pas celui que l’on attendait, c’était tout. Mais alors qui ? Ils se mirent toutefois d’accord pour décider que leur destin respectif était tout de même singulier et qu’ils étaient nés sous une bonne étoile. Ils promirent de rester en contact autant que faire se pourrait, de se revoir le plus longtemps possible et de se téléphoner (Mais où ? S’ils circulaient en permanence… Les portables n’existaient guère à l’époque. Et puis Forval, le téléphone…), de temps à autre, afin de s’entraider ou du moins de se tenir au courant de leur version des faits.

            Ils firent aussi allusion à leurs amours respectives. Pour Forval ce fut assez vite vu. Il évoqua la douce Ama. Belvoix lui conseilla de l’appeler et de la rejoindre au plus vite. Toutefois son cadet (de peu, il est vrai) préférait lui faire la surprise au moment voulu, afin d’être sûr de sa fidélité. Et si après tout elle se sentait redevable sans l’aimer vraiment… Et puis, lui la technique moderne… Dans quelque temps on verrait, quand il aurait rejoint le président. Belvoix, de son côté, expliqua que, s’il était amoureux de toutes les jeunes et jolies femmes, il ne s’attachait à aucune en particulier. L’acte de chair lui coûtait peu. Il laissait croire que l’une d’entre elles avait sa préférence. C’était une façade pour cacher ses véritables goûts, encore mois avouables à cette époque, en particulier dans les milieux liés à la défense républicaine. Il se marierait certes, le plus tard possible, quand il sentirait son bras faillir et son éloquence s’altérer. Il espérait alors entrer dans le rang. Forval ne comprit pas grand-chose à ce discours. Il approuva, un peu gêné, mais désireux de complaire à son nouvel ami. Il se dit que ce dernier préférait les femmes un peu mûres. Le lecteur sagace aura compris que tel n’était pas seulement le cas.

            Ils évoquèrent enfin la grande question du sens prêté à leur vie. Ils étaient célèbres certes. Ils avaient l’impression de servir à quelque chose. Ils seraient vite oubliés. Ils ne faisaient pas partie des grands de ce monde, encore moins des créateurs et manifestement aucun des deux ne serait l’Elu. Belvoix  en venait à se demander s’ils avaient choisi, à leur insu, ou à leur corps défendant, la bonne cause. S’il y en avait une autre, quelle était-elle ? Ce que l’on savait du reste du monde n’incitait pas à la réalisation des tentantes utopies. Il devait exister une troisième voie. Laquelle ? Ils se promirent de faire le point en l’avenir à ce sujet.

            Après un copieux petit-déjeuner à l’auberge, ils décidèrent de repartir ensemble vers Poitiers, où se trouvait le président, et son équipe, dans sa volonté de reconquête du pays. Au premier carrefour, ce devait être vers Decazeville ou Villefranche de Rouergue, ils aperçurent deux jeunes, sur des Harley dernier cri, que l’on aurait pu prendre de loin pour des copies conformes comme s’il s’était agi de vouloir les imiter. En silence, dès qu’ils furent passés, les deux les suivirent à distance.

            Un peu plus loin il en fut de même, à Rocamadour ou Sarlat, et plus loin encore comme si bon nombre de jeunes du pays s’étaient donné le mot. Si bien que c’était presque une armée qui arriva par le sud à Poitiers et se retrouva sur la place de la préfecture, où le président, averti, vint les saluer sous les acclamations, au balcon. Certains affirmèrent qu’il chuchota qu’il les avait à nouveau compris. Il interrogea ses bras droits et on lui fit remarquer les deux premiers arrivés en les lui nommant. Il reconnut bien évidemment son neveu et aussi l’autre, son lieutenant, Forval (le nom lui était revenu !) à qui il avait si souvent pensé, ces derniers temps. Il tint à les accueillir lui-même sur le perron de la préfecture et, après quelques politesses et civilités que nous qualifierons de protocolaires, demanda à les entendre en privé, dans un bureau mis à sa disposition par le préfet.

            Il les fit asseoir dans un fauteuil en cuir blanc cassé et leur expliqua, de toute sa grandeur retrouvée,  la situation, d’une voix enrouée et qui reprenait de la force à mesure qu’il s’exaltait. Il avait deux missions à leur confier et leur laissait l’initiative de la stratégie qu’ils souhaiteraient adopter. Seul, l’avenir de la république lui importait. Sa personne ne comptait pas. Nul n’était irremplaçable et il lui fallait impérativement un successeur. Il n’était entouré que de maladroits, de radicaux et pire encore, d’intellectuels éclopés. Il savait, en son for intérieur, qu’il existait quelqu’un, quelque part, qui pouvait prendre en main le destin du pays, qui l’ignorait peut-être, il suffirait de le lui révéler,  et grâce à qui une nouvelle page de l’histoire s’écrirait. Leur mission était de le chercher, de le trouver, de le ramener au plus vite, et pour ce faire, il fallait d’une part se donner les moyens, l’intendance s’en occuperait, d’autre part ne pas se laisser détourner par des petites éruptions inopportunes et localisées. L’armée de jeunes gens qui s’était mise instinctivement à leur service y suffirait. Leur deuxième mission consistait justement à localiser l’écritoire sacrée, qui devait bien se trouver quelque part, car son fameux successeur pourrait, grâce à lui, impulser une nouvelle orientation à la nation, restaurer la paix et la sérénité dans le pays, devenu ingouvernable.

Dans certaines grandes villes, deux factions extrémistes s’opposaient quotidiennement, qui se haïssaient : l’une, intolérante et répressive, rêvait d’un état théocratique sur fond de nostalgie médiévale ; l’autre cultivait l’individualisme à outrance et comptait instaurer la dictature du peuple afin de célébrer la fin définitive des inégalités. Il fallait à tout prix recouvrer l’unité. Cela signifiait qu’il ne fallait plus mettre sa vie inutilement en danger, que dans les grandes occasions et mener à bien cette double mission. Elles se complétaient de toute façon. On mettrait à leur disposition les moyens technologiques les plus avancés afin qu’ils puissent communiquer plus aisément. L’un pourrait s’occuper du nord et de l’est, l’autre du sud et de l’ouest. Ou travailler de concert, c’était à eux de voir. Il les laissait s’arranger comme ils le souhaitaient. Est-ce qu’ils avaient des questions à poser ?

            Non, ils n’en avaient pas. Belvoix avait l’habitude de ces missions lointaines et durables ; Forval n’était pas tout à fait guéri des conseils de silence du vieux Dumanoir. Belvoix s’enquit simplement de savoir, au cas où ils auraient repéré le lieu où se trouvait l’encrier et identifié l’élu en même temps, laquelle des deux missions devait avoir la priorité. – Je fais confiance à votre intuition à ce moment-là, répondit le président, un peu las. Vous êtes deux et cela devrait simplifier les choses. Les deux tâches peuvent d’ailleurs très bien se combiner…

            Belvoix avait parfaitement compris, ce que l’on attendait de lui. Forval un peu moins. Il ne lui avait cependant pas échappé qu’il lui faudrait collaborer avec son alter ego et il se demandait lequel des deux, en cas d’action concertée, aurait la préséance. Lorsqu’ils quittèrent le président pour aller se restaurer, il ne put s’empêcher de s’enquérir de la manière dont son ami imaginait les choses. – Le fait de poursuivre la même quête n’implique pas que nous agissions de concert, expliqua celui-ci. En revanche, mieux vaut se prévenir mutuellement du lieu où nous nous trouvons au cas où l’un ou l’autre aurait besoin d’aide. Tu as dû entendre dire que j’ai plusieurs affaires à régler sur le dos et qui requièrent ma présence indispensable. Je te laisse donc prospecter. De toute façon, ne te fais aucune illusion. Il ne nous est pas destiné de retrouver l’homme à l’encrier. Seulement de préparer la venue de celui qui le fera et si possible, de l’identifier nous-mêmes. Je te conseille de faire un petit détour du côté de celle qui t’attend. On la dit très belle et irrésistible. Si tu tardes trop, elle pourrait se croire déliée de ses serments de t’espérer éternellement.

– Je vais voir, répondit l’auvergnat,  songeur.

– Quand on se détourne du but, on ne doit pas s’étonner ensuite si l’on rate la cible. Forval lui fit un signe avec le pouce pour lui signifier son admiration pour une aussi belle sentence. – C’est vrai qu’il est des châteaux en Espagne que l’on rate en réalité, en raison de compromissions, complications et autres déficiences passagères qui nous font perdre un précieux temps. Tu fais comme tu le sens. Tu as passé l’âge, tout comme moi, d’écouter des conseils certes bien intentionnés, avisés même d’un tel ou d’un tel mais le plus souvent anachroniques (Il se sentit obligé d’expliciter), ou si tu préfères ne correspondant pas à l’époque. – Je l’ai remarqué, répliqua Forval. Dorénavant, je n’écouterai que moi-même, sauf évidemment si tu consens à discuter avec moi et me conseiller à bon escient. – Tout à fait d’accord, et vice-versa, car il m’arrive moi aussi de me tromper. D’où tous ces procès que l’on me fait. C’est qu’il ne faut pas compter seulement sur sa bonne volonté ni sur ses bonnes intentions, si avisées soient-elles. La mauvaise foi, les malentendus, les blocages pulsionnels sont nos véritables ennemis. – On part quand ? (Forval ne s’était pas guéri en revanche de sa manie de tout précipiter qui lui avait réussi – jusque là, sur le plan matériel il est vrai). – Ecoute, reprit l’homme de l’éloquence. C’est moins le président que nous servons que la cause de la présidence. Les hommes passent, les gouvernements aussi, le principe qui les anime demeure. On sert un principe, un modèle de gouvernance, une nation, pas seulement un individu. Ce qui importe c’est que quelqu’un incarne cette présidence qui nous évite les méfaits de la force brutale d’un côté, la perversité sournoise de l’autre. Au fond, notre but c’est de chercher à maintenir un juste milieu, en attendant mieux, mais ceci est une autre histoire qui concerne les générations qui nous suivront. – Et si on échoue ? – Nous sommes les meilleurs… A nous deux, je veux dire. Si nous échouons, eh bien c’est que nous devions échouer. Cela ne signifie pas qu’il ne faille point se donner corps et âme à la mission que l’on vient de nous confier. C’est notre honneur et notre raison de vivre sachant que la vie ne saurait se passer de raison. Au fait, passons aux détails concrets. Je suppose que tu n’as pas de compte en banque. On va faire un saut à l’intendance de la présidence et l’on va t’arranger ça.

            Forval admirait la facilité avec laquelle Belvoix lui expliquait les soubassements des apparences qu’il traversait. Il l’enviait sur ce plan là aussi. Il espérait de cette collaboration qu’elle le nourrisse davantage, sur le plan de l’intellect et de l’esprit, que cela n’avait été le cas dans son passé. Aussi se félicitait-il de la proposition du président et espérait-il la mener à bien, ce dont, de son côté, il ne doutait guère. Et c’est le cœur léger qu’il se dirigea vers la douche où une âme bienveillante ne laissa pas de l’aider à se soulager… de sa fatigue momentanée…

    XIII)

            Forval ne se dirigea guère dans la direction du lac d’Ama. Il choisit l’Est et le Nord ou si l’on préfère l’opposé. Il écuma les domaines abandonnés, les luxueuses résidences secondaires, les  demeures qu’on lui signalait comme porteuses d’espoir. Malgré la petite armée qui le suivait à distance, il ne put éviter quelques échauffourées avec des factieux, ce qui lui plaisait bien et le maintenait en bonne forme, on ne change pas ainsi si promptement de personnalité. Il n’avançait pas beaucoup, mais d’élu potentiel, aucun ne frappa sa vue, et d’écritoire à plume il n’en vit plus jamais durant les trois ans qui suivirent. Un jour pourtant, de fête nationale, ce devait être du côté de Rennes ou Nantes, il repéra un groupe de marginaux qui vivaient en communauté dans une ancienne ferme désaffectée qu’ils avaient eux-mêmes retapée après l’avoir récupérée, suite à un héritage. Trois filles et quatre garçons, en gros de son âge, vêtus de manière très étrange, plutôt exotique, avec des tas babioles inutiles : ceinturons, médaillons, bijoux à quatre sous… représentant des motifs floraux et végétaux.

            Il leur demanda l’hospitalité, qu’on lui offrit gratuitement contre quelques menus travaux d’intérêt collectif du style scier du bois ou participer à la confection du repas. Il ne trouva pas déshonorant d’écosser des haricots. Il put ainsi dialoguer avec ses commensaux tout en jouant aux cartes, du moins aux jeux qu’il connaissait. Ceux-là s’étonnaient grandement de son style de vie. Il était sur les routes un dimanche, quand ses congénères se reposaient. Il ne savait quasiment rien du véritable amour. Il n’avait presque pas d’ami ou alors qu’il ne voyait jamais. Et il avait pris, en quelques mois, dix ans d’âge au moins. Et c’était vrai : il avait sans doute à peu près celui de ses hôtes et paraissait infiniment plus vieux. Il avait bien fait de s’arrêter chez eux. Il aurait sans doute beaucoup à apprendre. L’une des filles, une certaine Paméla, se faisait fort de lui faire découvrir les mille secrets du plaisir partagé. Elle le conduisit, après le repas, dans sa chambre et lui apprit tout ce qu’il ignorait en la matière, et il n’eut pas à se plaindre de la leçon. Sauf qu’il voulut incontinent l’épouser, oubliant Ama, ce qui la fit bien rire. Elle lui conseilla un petit séjour chez le Maître des moulins, qui parachèverait sa formation… On le disait très conciliant et jouissant d’un pouvoir de divination hors du commun. La preuve : il attendait Forval sur le seuil de son portail, ouvert jour et nuit.

            Il vivait à quelques lieues de la communauté, dans la forêt profonde, une villa cossue que lui avait offerte un riche admirateur. C’était un monsieur bien conservé, sec comme un hareng saur, fleuri d’une superbe barbe blanche qui faisait grosse impression et c’était sans doute le but recherché. Il devisait cordialement, tout en indiquant un abri où déposer la Harley car, s’il fait toujours beau en Bretagne, seuls les Bretons le savent. Autour d’une bonne tasse de thé et de quelques biscuits secs, il informa Forval de ce qu’il savait de lui. Il connaissait ses exploits tout en subodorant ses faiblesses et ne demandait qu’à l’aider. Il avait quelques secrets à lui révéler.

D’abord ils étaient de la même famille, sauf que sa sœur et lui ne se parlaient plus depuis belle lurette, pour des questions de mariage raté selon lui, et que son beau-frère refusait obstinément son aide. C’était l’homme à l’écritoire qu’il avait vu sur le plateau, cela lui semblait si lointain à présent. Lui, défendait d’autres valeurs que celle d’une caste qui s’accrochait au pouvoir. Peu importait qui gouvernait. La seule chose qui comptait c’était l’épanouissement spirituel des êtres et cela ne pouvait se trouver que dans la quête d’une sérénité intérieure. Il conseillait ainsi à Forval un petit stage de découverte des énergies qui animaient son corps et comment elles lui permettraient d’atteindre un accord avec soi-même, bien plus fondamental que les causes extérieures, toujours décevantes au bout du compte. En témoignaient les divisions qui avaient suivi l’unité résistante durant la guerre. Car Forval n’irait jamais au bout de la mission que lui avait confiée le président. Elle ne devait aboutir qu’au pire et l’une de ses armes lui ferait défaut au moment où il s’y attendrait le moins. Il était sur une mauvaise voie, c’était écrit, il lui fallait changer totalement de vie et de métier afin de se sauver lui-même, son exemple n’ayant servi qu’à multiplier les initiatives providentielles de quelques ambitieux obtus et brutaux.

            Forval était impressionné de tout cela. Il eut vite la confirmation que la sœur du Maître ne pouvait qu’être sa propre mère et que l’infirme devait sans doute faire partie de ses cousins, un peu plus vieux il est vrai, tout comme ses frères par rapport à lui. Il accepta le stage et demeura sept jours auprès du gourou qui, une fois n’était pas coutume, refusa de le faire payer, acceptant seulement une aumône dans une urne, à l’usage des jeunes gens peu fortunés et qui tenaient malgré tout à suivre une formation quelque peu approfondie.

            Il s’initia à la relaxation, prit conscience de son corps, se rendit compte qu’il respirait à l’envers, apprit à décomposer le moindre de ses gestes de telle sorte que son souffle accompagnât ses mouvements. Il se sentit dès lors de plus en plus serein. Pourtant, la nuit, au plus profond de son être, il voyait le visage éperdu de douleur de sa mère et revivait des scènes enfantines avec les trois fées, dont il plaignait le destin dramatique. Conscientes ou pas, pensaient-elles encore à lui ? Et ses trois petites amies ? Qu’étaient-elles devenues ? Il aurait sans doute pu les aider à choisir le bon chemin, plutôt que de courir lui-même vers ceux qui ne mènent nulle part, ou pas bien loin, ou vers des causes dont il ne savait même plus si elles méritaient d’être défendues… Tout cela se mêlait dans sa tête et le perturbait au réveil, suscitant des réflexions pessimistes. Les exercices de la journée balayaient ces idées sombres. Toutefois, le dernier jour, il rêva d’Ama, de sa peau mate et de ses cheveux de goudron. Il en rêva de manière si précise qu’il crut bien se retrouver comme transporté auprès d’elle, sur son île, dans la réalité. Il était peut-être temps de la retrouver. Cependant, un doute subsistait : S’accommoderait-elle d’un itinéraire hasardeux ? Ne tenterait-elle pas de le retenir et de l’empêcher ainsi de poursuivre sa mission ? Forval n’aimait pas les dilemmes, dont le nom même lui échappait. Il lui fallait la rectitude d’une ligne droite, il aimait par-dessus-tout les tronçons d’autoroute que l’on commençait à construire à l’époque. Il s’y sentait en sécurité. Quand il fallait choisir entre deux voies, il perdait de précieuses secondes et cela le mettait de mauvaise humeur. Car il mûrissait notre Forval, et même il vieillissait…On vieillit vite dans les forces de l’ordre…

            Son stage, d’une semaine, touchait à sa fin. Pour la première fois, il n’eut point hâte de repartir et pourtant la perspective de revoir Ama s’imposait de plus en plus à son esprit. Après tout, la petite armée de ses émules faisait admirablement le travail de nettoyage à sa place. Et il avait carte blanche auprès d’un président dont on se demandait s’il irait jusqu’au bout de son mandat. Non qu’il ne bénéficiât point d’un regain certain de popularité. Les manifestations se faisaient plus rares. Plutôt qu’il n’avait plus le moral, quelqu’un de son entourage pourrait aisément prendre sa place, et l’envoyer auprès de son sosie supposé, lui aussi à la pêche. Celui-là achèverait la tâche qu’il avait entreprise de revigorer les valeurs du pays, avec l’aide de ce mythique sauveur qu’il avait imaginé, afin de fédérer les énergies.

            Forval, non sans être passé saluer l’inspecteur bourru et sa charmante épouse (il offrit son arme à l’un et un collier de perles précieuses acquises chez un très grand joaillier de l’autre), finit par quitter ses fonctions dès l’élection du nouveau président. Il disparut de la circulation pendant quelques années avant de réapparaître dans un tout autre rôle, moins porté sur l’exercice de la force que  sur celui de la justice. Il faut dire qu’entre temps, il avait reçu une bonne leçon.

            Il fut même, durant un temps, une vedette des medias. Un exemple édifiant de reconversion réussie. Il ne monta plus jamais sur une moto. Certains disent que c’était à la suite d’un grave accident. Je pense qu’il s’agit d’une légende. Il en avait seulement fini avec ce monde-là. Il voulut revoir les trois fées : Elodie était morte dans sa maison de retraite. Lucienne d’un cancer. Quant à la douce Gisou, elle avait glissé vers ce que d’aucuns nomment une mauvaise vie. On l’avait retrouvée assassinée dans un terrain vague ; Forval alors n’exerçait déjà plus. On dit que son arme, le Calibre X, l’avait un jour trahi mais ce récit n’en précise pas les circonstances et vous savez ce qu’est une rumeur. Il ne rechercha pas ses trois copines, ayant appris qu’elles étaient toutes casées, menant une vie bourgeoise et rangée. Il sentait arriver l’automne des idées. Quant à Belvoix…

   XIV)

Belvoix s’était posé des questions depuis belle lurette. Il savait le règne du président, condamné. Une nouvelle génération, ouverte au plaisir et à la consommation outrancière était en train de balayer la précédente. Il n’avait aucune envie de jouer les rôles de premier plan. Il était de la famille certes et pourtant l’ambition n’était pas son fort. Il avait fait son devoir, y compris d’ami envers Forval, de moins en moins il est vrai, et aspirait à un peu de tranquillité. On ne peut prolonger sa jeunesse éternellement et courir les routes ne lui semblait point une fin en soi. Par-dessus tout, il doutait de l’apparition d’un être providentiel qui ressusciterait les anciennes valeurs d’unité nationale ou de maintien des hiérarchies. Il en subodorait les limites et les inconvénients. Ainsi errait-il, en se disant que le destin l’amènerait bien là où il devait le conduire…

            Or le destin ne fait pas si mal les choses, du moins tel qu’il est écrit. L’homme à l’encrier n’avait sans doute pas prévu de le rencontrer mais il avait parfaitement compris ce qu’il lui fallait. Aussi dirigea-t-il ses pas, si l’on peut dire, vers une petite île au milieu d’un lac, à laquelle on ne peut accéder qu’en traversant à pied un barrage, ou en vedette motorisée. Il choisit le moyen le plus simple. Qu’est-ce qui le poussait là bas, la curiosité ? L’instinct ? Ou la seule nécessité d’obéir à un ordre supérieur. Car nous excluons absolument le désir plus ou moins conscient de marcher sur les plates bandes de son confrère et ami… Belvoix était au dessus-de ses mesquineries et ne mangeait point de ce pain-là. Ce n’eût pas été en outre un épisode glorieux qui eût permis d’achever favorablement le récit de ses exploits.

            Il n’eut guère à choisir. Une vedette l’attendait avec plein de cordes à l’intérieur. Elle était en fait destinée au retour de Forval mais le nautonier, si l’on veut bien me passer le terme, ou si l’on préfère le passeur, se fit le porte-parole anticipé de sa patronne en se disant qu’après tout cet ange-là valait bien l’autre et sans doute même mieux. Il lui désigna donc un hangar où déposer son engin criard, qu’il boucla à triple verrou, et le fit monter dans le bolide lacustre en se disant que ce serait une bonne surprise pour la belle Ama. Il prévint tout de même l’un des frères, au moyen d’un talkie-walkie. C’était très à la mode en ces temps-là dans les milieux aisés. Celui-ci donna d’autant plus son assentiment qu’il conservait tout de même une dent, en or si l’on veut, contre Forval. Belvoix fut accueilli en héros, avec les honneurs qui lui revenaient de droit, et surtout les premiers regards échangés avec la douce Ama furent éloquents (ce qui est normal si l’on y réfléchit bien). Celle-ci était vêtue tout à fait simplement, à cette époque, d’un simple jeans qui moulait ses formes régulières et un pull léger, bleu-ciel, qui mettait en valeur sa taille menue. Ses cheveux bouclés dégringolaient sur ses épaules et elle avait mûri avantageusement. Belvoix comprit qu’il avait trouvé son havre de paix. Quant à son hôtesse, elle avait quelque doute sur la capacité de son ancien promis à tenir sa parole, même avec la meilleure volonté du monde. Ne lui avait-on pas suggéré qu’il avait bêtement failli dans sa mission suprême, qu’on l’appelait l’auvergnat au lieu du valeureux, ou le bienheureux, et que de toute façon il était d’ores et déjà condamné, par une malédiction liée à une certaine arme qui devait un jour le trahir. Belvoix inspirait davantage confiance. Et puis, à physique égal, on avait la classe en plus ; enfin, son nom parlait pour lui, une belle voix… Qui aurait pu lui résister ?

            Il demeura dans cette île, se contentant de quelques voyages, relatifs à la situation politique qui était en train d’évoluer. Le président ne s’était pas représenté. Il était d’ailleurs à bout de force et l’on évoquait fréquemment sa disparition prochaine. Le nouveau, bien plus jeune et fringant, représentait l’avenir même s’il était loin de calmer les velléités émeutières qui ne manquaient pas de refleurir sporadiquement. Il avait créé une sorte de conseil des sages dont Belvoix faisait partie. Curieusement pas Forval ou plutôt il avait été pressenti mais avait décliné l’invitation. Ce qui fait que les deux ne se croisèrent plus et comme ils ne s’appelaient pas davantage… ils s’étaient perdus de vue.

            Dire que Belvoix fut dès lors casé pour la vie, je n’irai pas jusque-là. Les deux eurent, comme on dit, des orages et l’homme n’est pas fait pour la perfection, dont on dit d’ailleurs qu’elle n’est point de ce monde. Ils finirent par se quitter, au bout de… allez donnons-leur cinq ans… Six, sept avec les hésitations d’usage…

            L’indiscrétion d’une connaissance commune fit que Forval fut informé, tardivement il est vrai, de la situation. Songea-t-il à se venger ? Fut-il soudainement pris d’une vile intention de faire valoir ses minces et anciens, droits ? Eut-il envie de se mesurer une fois pour toutes à son rival ? Ou simplement de confondre les deux félons ? Nul ne le sait. Ses idées sans doute lui traversèrent-elles l’esprit quand il prit la route du sud, en voiture s’il vous plaît, une Toyota corona, grise comme un jour de pluie, en direction du lac, aidé de quelque carte et de conseils pris en quelque halte, de la part de ceux qui le reconnaissaient (nous avouerons que son prestige déclinait, la scène de l’encrier ne passait pas dans l’opinion…). Toujours est-il qu’il parvint du côté de l’île où nul bien sûr ne l’attendait plus. Depuis deux ans, pensez… Au reste personne ne l’eût reconnu tant il avait changé, allant même jusqu’à s’être laissé pousser la barbe. Et négligeant ses habits de cuir, il s’habillait comme tout le monde. Il passa donc par le barrage, ayant déposé la voiture devant le hangar. Il avait eu le temps de réfléchir. Il ne se voyait pas marié, avec des enfants.

            Ainsi se retrouvèrent les deux amis.

            Il vit en revanche le premier-né de son confrère Belvoix. Il en eut le souffle coupé mais prit de grandes inspirations en 6-3, avec trois secondes d’apnée, expira longuement en sens inverse, et ce fut sur cette note heureuse qu’il retrouva son Ama. Elle avait sans doute un peu mûri, quelque peu changé, un tant soit peu vieilli mais il la regardait avec les yeux de l’amour et ne nota pas les différences.

            L’histoire s’arrête là, et je n’en dirai pas plus de mon côté pour l’instant car je n’en sais guère davantage. Je ne pense pas que Forval ait attendu la rupture de Belvoix avec Ama pour se caser auprès d’elle. Ou alors par intermittence et avant tout par amitié. Le reste vous l’avez sûrement appris par les journaux et la télévision. L’histoire du peu fiable Calibre X fait à présent partie de la mémoire collective. Si bien que personne ne sut comment se dénoua l’histoire de l’homme à qui l’on portait l’encrier. J’ai ma petite idée là-dessus, que je me garderai bien de révéler au profane.

Au demeurant, qui se sert aujourd’hui d’un encrier ? Un ignorant, sans doute…

Remerciements à Skimao et CMS, à CTN et à Michel Cadière qui prépare les illustrations de ce roman.

Les 20 premiers exemplaires de cet ouvrage sont considérés comme hors-série et dépourvus d’interventions de l’artiste.

                           FORVAL, l’auvergnat

Après avoir actualisé l’un des récits majeur de l’époque romantique (Sylvie, de Nerval) puis l’un des mythes les plus prolifiques de notre occident, né entre baroque et classicisme (Dom Juan), l’auteur de ce roman s’en est pris au Perceval (le Gallois), de Chrétien de Troyes, fleuron inachevé des narrations médiévales.

De gallois il est devenu auvergnat, et il n’est plus un preux chevalier mais un ange de la route. La composition suit le texte de référence dans ses grandes lignes. La question qui se posait : comment transposer l’ensemble sans trop coller au détail ? Chaque épisode est en ce sens un défi, une confrontation à des choix, une re-création, une réécriture. J’ai dû, bien sûr, établir une distance ironique avec le protagoniste en faisant en sorte qu’il demeure attachant.

J’ai situé l’action vers la fin des années 60, début des années 70, moins encombrées en êtres et en choses, afin de conserver le caractère naïf du texte de référence que je ne tenais pas à surcharger d’objets du quotidien ni de technologie actuelle. Mon propos, comme pour Gérard et Dom Juan, se situerait plutôt du côté de la quête, avec ses réussites et ses échecs, à l’image d’une existence.

BTN