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Doc John ou Le dernier des hommes (cliquer pour télécharger)

Don Juan n’est pas seulement l’homme aux mille et trois femmes, évoquées par son valet dans l’opéra de Mozart. Il est l’homme aux mille et trois auteurs. Depuis sa naissance, chez Tirso, et son explosion chez Molière et Mozart, en effet, combien de poètes (Baudelaire, Musset ou Verlaine) et dramaturges (Goldoni, E.E. Schmitt, Montherlant), prosateurs (Balzac, Mérimée, Barbey d’Aurevilly) et philosophes ou théoriciens (Kierkegaard, Brecht, Otto Rank) n’ont-ils pas été fascinés par ce conquérant, aux accents baroques, flamboyants et au bout du compte, tragiques ? Des peintres, des musiciens…

D’Apollinaire à Zévaco, ou Zorilla en passant par Hoffmann ou Lenau, Pouchkine ou Byron, Max Frisch,  Ghelderode et Milosz, sans oublier le nobélisé P. Handke, ou notre Delteil régional, voire plus près de nous encore Michel Butor, des dizaines d’autres méconnus (Thomas Corneille, Cigognini, Villiers, Dorimon…)  ou ultra célèbres (Rostand, Dumas, Flaubert)… nombreux sont les grands auteurs qui s’y sont essayé avec plus ou moins de bonheur. Chacun se l’est approprié, ajoutant sa pierre à l’édifice qui conduit à l’érection, si je puis dire, d’un mythe occidental.

J’ai voulu y apporter ma modeste contribution, dans une perspective différente de la tradition. Si le lecteur attentif pourra y reconnaître quelques allusions à la pièce de Molière (Dom Juan), il s’est agi pour moi d’évoquer un séducteur des temps actuels, davantage marqué par le vide ou le néant, qu’il incarne, que par le trop plein auquel on l’associe en général. La relecture de certains récits marquants de Maurice Blanchot, ainsi que les affres du confinement 2020, ont fait le reste… BTN

 

 

 

 

 Le dernier des hommes (cliquer pour télécharger)

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BERNARD TEULON-NOUAILLES

Don Juan 2020

   Je pensais parfois que l’attrait qu’il éprouvait pour elle venait de la sécurité qu’elle pouvait lui garantir. Là où il la rencontrait… il n’y avait plus seulement un séjour d’images et une terre de souvenirs, mais vraiment un îlot solide, une cellule à leur mesure, assez étroitement fermée pour échapper à la pression formidable de l’univers vide et du temps disparu. (Maurice Blanchot : Le dernier Homme).

  1.       I)

Il est des êtres, issus du néant, dont la seule vocation semble de l’incarner sans avoir l’air d’y toucher. C’est ainsi qu’est né Doc John, l’ultime avatar en creux d’un héros éponyme dont on a beaucoup commenté l’insatiabilité. D’un autre temps. Baroque. Pas du genre du mien. Je le vois terne, dépourvu de sentiment, subissant les événements et se faisant oublier. Il avait l’intuition de ce néant qu’il nourrissait. Il en assurait la présence. Il se savait attirant toutefois. Avec le recul, on pourra dire qu’il aura vécu dans l’immatériel. La légèreté d’une pensée. La neutralité des actes. Jusqu’à ce que la réalité temporelle le rattrapât… C’est tout le mal que l’on pouvait lui souhaiter, si tant est qu’il le méritât…

Il était délicieusement vide, jusqu’au vertige. Il suffisait de lire ses chroniques publiques pour s’en persuader. Un vrai trou noir au centre de ce qu’il est convenu de nommer sa personne, d’une inconsistance devenue rare. La faculté de s’absenter de soi. De se plonger en lui-même et de disparaître à jamais aux yeux, puis en la mémoire, de qui l’avait aimé. On le disait un peu sorcier. Sinon comment expliquer l’attraction qu’il exerçait sans forcer sa nature ? Il eût vécu au Moyen Age, on l’eût sans nul doute brûlé pour connivence avec le malin. On eût alors agi au nom d’un incontournable Créateur. C’eût été inconcevable à présent. Son dieu serait absent ou se confondrait avec le vide intérieur autour duquel se structurait ce que nous nommerons, faute de mieux, son Moi. Lui n’était plein que de son propre creux. Quant à savoir si le Néant est d’essence divine…

Doc John, s’il était loin de se montrer insensible aux charmes des femmes, de la plupart des femmes, était avant tout aimé d’elles, de certaines d’entre elles, ses lectrices avant tout, implorantes sans être des pleureuses. Nul n’aurait su expliquer le phénomène, du moins en apparence. Il ne les « chassait » pourtant point, à l’instar de ces protagonistes qui ne voient guère, dit-on, plus loin, ou à peine un peu, que le bout de leur sexe. Sans doute possédait-il un atout secret, dont lui-même n’avait qu’une vague conscience, qui ne tenait pas tant à son physique quelconque ni à l’impression de fragilité qui se dégageait de tout son être, de ses écrits, de ses propos quand on avait la chance de l’approcher : chacune se voulait la seule à savoir, à pouvoir le protéger. Non, c’était autre chose qui se révèlera, du moins l’espère-t-on, au fil de cette narration.

Avec lui, elles avaient moins envie de séduire que d’être séduites par lui, e même que lui s’avérait moins conquérant que conquis. Elles se sentaient attirées comme par un aimant. Repues de cette force magnétique du vide qu’il leur prodiguait, les implorantes ne renouvelaient quasiment jamais l’expérience. L’eussent-elles souhaité qu’il se fût transporté en d’autres lieux. Ses moyens le lui permettaient. Elles étaient alors condamnées à l’oublier, ce qui leur était d’autant plus facile, que le néant fait le vide, tonique, roboratif et souvent irrévocable autour de soi. La vie n’est qu’un long périple vers l’oubli définitif. Il personnifiait cet oubli. Une figure algébrique, opérationnelle, mais qui n’a de fonction que le temps d’une expérience, d’une démonstration, d’une équation même.

Et pourquoi, me direz-vous, se nommait-il Doc John ? Doc, on s’en doute. Il jouissait de la réputation de savant, on ne savait pas trop dans quel domaine exactement, bien que sa réputation le précédât. En fait, il forait les ressorts de sa propre insignifiance. Il s’étudiait si l’on préfère. Il cherchait à mieux cerner cet atout qui le rendait séducteur malgré lui. Chacune le concédait même si aucune n’aurait su s’en expliquer : car il est de recoins de la connaissance où elle devient trop subtile pour se formuler oralement. Il est des pensées qui se conçoivent parfaitement et que l’on aurait bien du mal à énoncer clairement. Certaines s’y étaient essayées, plutôt avec brio, qui étaient passées carrément à côté du sujet. Il n’est pas toujours bon de mêler la science à l’amour. Lui les formulait précisément, on buvait ses paroles. Il parlait de la pleine vanité de l’existence, de la trouble sérénité que lui apportait cette sorte de nullité foncière dont il se sentait frappé, qu’il avait toujours vécue comme une fatalité positive. Ses auditrices, et lectrices, s’en délectaient. – John, parce que l’époque n’était plus aux espagnolades romantiques ni aux italianeries souvent grotesques que l’on associe en général à la séduction. L’Amérique avait tout balayé depuis belle lurette, orienté les besoins, imposé ses modèles. On ne jurait que par les ricains du grand Monde, leurs coutumes, leur prestige, leurs spectacles, le blues le jazz et la soul, leur aura quoi. Jean eût paru désuet, trop connoté même. Juan faisait guerre civile et ce n’était vraiment pas son genre. Giovanni, berger sarde ou apprenti mafieux… Il s’était appelé John, contre son gré, cela lui importait peu. Les autres, tous sexes confondus, l’avaient nommé ainsi. Quelle importance ! A l’instar du reste. Il se savait l’un des derniers de son espèce. L’ultime rejeton d’une fertile lignée. Le dernier des hommes sans qualités. Une immatérialité vivante. Comme un être de papier – mais doté de la parole. Cette intuition s’était fait jour avec la majorité.

Ses chroniques, car il confiait ses expériences à des magazines féminins, c’était comme l’écume de ses pensées, un avant-goût du néant pointé par l’écrit. Sans prétention au demeurant. Parce qu’il faut bien vivre avec son époque, en société, à son corps défendant. Le fils de l’homme dut éprouver des sentiments de ce genre…

Il n’avait jamais vraiment travaillé, au sens strict du terme – il écrivait par plaisir et commodité ; il avait des facilités en la matière. Il avait fait naguère quelques petits boulots en même temps que ses études universitaires : dans l’édition, le journalisme, la com… ainsi qu’on le dit à présent… Rien de bien consistant… De ces secteurs d’activité où l’on baigne dans l’illusion de savoir ou de pouvoir, où l’on peut éprouver la force attractive du néant autour de soi. Et puis on y fait pas mal de rencontres, futiles, grâce auxquelles on se laisse porter, on ne se sent jamais seul, on peut vivre avec la légèreté qui nous sied… Ses parents, ils n’avaient que lui d’avoué, l’avaient mis à l’abri du besoin avant de disparaître, dans un paradis fiscal, du côté de l’extrême orient. De son côté, une fois atteinte sa majorité, il avait laissé fructifier ses rentes et dotations, un peu tombées toutes en même temps, dont une justement venue d’Amérique, cela ne s’invente pas. L’idéal, transatlantique, du paresseux, ce qu’il n’était pas puisqu’il passait le plus clair de son temps, les matinées principalement, une fois expédiées ses chroniques, à étudier ferme, dans la gaieté, pour son plaisir. La théologie négative. L’astrophysique. Les théories quantiques. Un peu de maths. De philo. Et surtout pas d’actualités télévisées. Quelques poètes de l’absence – il en est de fameux. On ne lui connaissait pas d’amis au sens strict du terme. Son expert comptable, son conseiller fiscal, son référent bancaire dînaient de temps à autre avec lui. Au demeurant, il menait une existence des plus simples, dans l’immense hôtel familial du centre d’une ville moyenne, dans le sud de la France, avec plusieurs entrées, et un souterrain, qu’il avait conservé tout meublé – en préciser le style ne nous servirait à rien, peu lui importait dans quel décor il vivait, si l’on peut appeler cela vivre. Disons qu’il oscillait entre le 2nd empire au salon, au goût orné et ostentatoire, et le moderne, avec beaucoup de verre et de fer forgé dans les autres pièces. Aucun excès qui laissât soupçonner quelques velléités de dilapider sa fortune. Aucune pingrerie non plus. Il faisait confiance aux traiteurs. A une vielle nourrice familiale, qu’il faudrait malheureusement quelque jour remplacer. Elle le connaissait si bien… Il dépensait avec mesure. L’art de se contenter de ce qu’il possédait en fait. Assorti du sentiment d’être utile, et coopératif. A bien y réfléchir combien d’êtres seraient-ils capables de se contenter de ce qu’ils ont au moment même où ils sont censés en jouir ?

Au moment voulu, a-t-on écrit ? L’insatisfaction est la chose du monde la mieux partagée, de ce côté-ci de la planète. Certains s’en vantent, se donnent une raison d’exister ou de ne point choir dans le désespoir. Lui avait décidé, à vingt ans, de ne plus céder aux sirènes de l’esprit critique qui passe pour intelligent et de l’opposition systématique qui donne l’illusion d’exister. Il n’était ni pour ni contre. Il était simplement ici quand il n’était pas là. Un comique aurait dit : il était là où il se posait. Cela faisait environ treize ans que cela durait ainsi… La disponibilité est un atout majeur en nos ères de trépidations intempestives.

Au fond, si l’on pousse un peu le paradoxe, le sexe ne l’intéressait pas outre mesure. Il fallait bien passer par là. On, n’est que des hommes après tout, en attendant mieux. Il en avait profité, bien évidemment, on n’est pas de bois et il s’était même avéré précoce. Il l’avait découvert à dix ans et avait perdu sa virginité vers quatorze. Une femme expérimentée, mariée comme il se doit, lui avait mis le diable au corps. En quelques mois il était aguerri, connaissait toutes les astuces et savait s’adapter à chaque cas particulier. Il en avait malgré tout assez vite – cinq, six ans tout au plus – fait le tour. Il le vivait plutôt telle une exigence, agréable certes, une fatalité bienfaisante, une libre obligation. Les femmes ont besoin d’y croire. La partenaire lui était indifférente. Elles n’étaient jamais d’une beauté franche et exceptionnelle, on ne les remarquait pas de prime abord, dans la rue mais c’était une erreur d’appréciation. Les apparences sont trompeuses. Et la médiocrité, au sens non péjoratif du terme, recèle bien des surprises d’alcôve. Son contact les rassurait sans doute. Elles s’offraient une bonne dose de confiance dans ce vide qu’il leur proposait, ce sentiment d’absence qu’il dissipait à l’envi, cette blême lumière en quoi consistait sa présence. Il ne faisait jamais les premiers pas. Il en eût été d’ailleurs fort incapable. On se rend certes vers le néant ; celui-ci demeure immobile. Lui ne vient pas à vous. Il est, comment dire… solaire. Les corps lui semblaient interchangeables. Il ne retenait pas les prénoms, ou rarement. Tenir une liste légendaire lui serait apparu comme présomptueux et absolument inutile. Un acteur porno en faisait autant. Sans s’en vanter… Et aux yeux de l’univers, autrefois si convoité, c’eût à peine esquissé la trace d’un invisible fétu de paille.

Les lectrices qui, avant même de l’approcher, eussent souhaité pérenniser la relation, étaient vite amenées à renoncer et s’en allaient en général sans rancune, plutôt comblées. Enrichies, mais de quoi ?, de sorte qu’elles le quittaient – s’en apercevait-il seulement ? – sur un sourire et une confiance retrouvée. Il savait qu’elles l’oublieraient vite et tel était le plus souvent le cas, pour peu qu’elles rencontrassent ensuite, comme on dit, les gens qu’elles méritaient. On oublie vite le néant, dans ses essors de surface. Ses stigmates, s’ils laissent une empreinte définitive, s’agitent loin, très loin des émergences de la conscience. Lui, de son côté, les occultait, non par intention délibérée mais par nécessité pratique.

L’une d’elles avait dit, à son compagnon, qui me l’a rapporté : Je ne sais ce qui m’a attiré vers lui. Une sorte de trouble rassurant. Un vide vertigineux. Une vacuité qui comble. J’ajoute qu’il s’agissait d’une cérébrale. Psychanalyste ou apparenté. Une à ne jamais oublier… S’il était attiré par les lesbiennes, ce que c’est que de trop se fier aux poètes, elles semblaient le fuir, instinctivement. Or ce n’était pas non plus un rêveur. Ni un pervers, si l’on veut bien me passer le mot. La réalité lui suffisait bien, allez…

Il voyageait, outre que cela permettait de couper court à toute velléité d’insistance, cela lui était autorisé, c’était son autre façon d’étudier. Il avait déjà visité tout l’Occident, et la majeure partie de l’hémisphère nord, se réservant l’orient et le sud pour la deuxième moitié de sa carrière, si l’on veut bien m’autoriser l’expression – par curiosité, sans grand enthousiasme, et dans la mesure du possible. Il avait tout de suite réalisé que, de même qu’il n’achèverait jamais la lecture des innombrables volumes de sa familiale bibliothèque, il ne ferait jamais avec sérieux le tour exhaustif du monde. Les autres planètes ne l’intéressaient guère non plus. Il préférait écumer l’une de ses villes de prédilection, les grandes capitales, ses moyens le lui permettaient, et si tel n’avait pas été le cas, ses aventures, sentimentales et littéraires, les deux allant d’ailleurs de pair, intéressaient ces fameux magazines féminins qui s’en sustentaient : il s’était aisément introduit dans ce milieu, qui les lui rétribuaient confortablement. Les lectrices affluaient. Il usait d’un pseudonyme, vous l’avez peut-être reconnu dans la presse populaire.

Ce n’était ni un athlète de l’amour ni un mystique de la transgression se vautrant dans l’abjection afin de combler les diverses lacunes de l’humaine, trop humaine, condition. La notion même de faute n’effleurait pas encore ses principes. Il eût pu, je suppose, se laisser tenter par l’expérience des limites. Non, je l’ai déjà suggéré, il se laissait vivre. Et c’est cette apparence de légèreté qui donnait corps et consistance à son existence. Il avait atteint le premier tiers de la vie, en comptant large. C’est souvent à cet âge que se révèle une vocation.

Il était, l’ai-je dit, le néant incarné. Celui que l’on oublie. Qui sait se passer de la mémoire. Mais le néant aime aussi se regarder dans le miroir. D’où son goût pour l’étude. Et sa phobie des actualités télévisées et du petit écran en général. Il ne s’y retrouvait pas. La concurrence était trop rude…

    II)

De son enfance, il n’y aurait pas grand-chose à retenir si justement il ne s’était très vite senti différent. Chez lui, là où il vivait encore, sa mère, toujours normale dirons-nous à l’époque, si l’on veut bien me pardonner l’usage de ce terme, en était folle ; ses grands-mères ne juraient que par le moindre de ses mots d’enfants ; quant à ses maîtresses d’école elles n’eussent su lui tenir tête, ce dont d’ailleurs il ne profitait pas outre mesure. Sa nourrice le vénérait, lui était entièrement dévouée. Il avait considéré comme naturelles les réactions des autres à son endroit. Le fils de l’homme, en ses années inavouées, a dû raisonner de même…

Au collège, au lycée, on lui donnait toujours raison, on lui accordait des faveurs inouïes et fort peu y trouvaient à redire. C’était comme ça. Le néant bénéficie de lois singulières qui défient toute justice. Les filles, ses camarades de classe, n’eussent pas permis que l’on fît la moindre remarque hostile à leur protégé. Les professeurs le savaient. Ils en abusaient. Au demeurant, il aimait lire et, en mûrissant, pénétrer les arcanes de l’esprit humain. Celui d’autrui, qu’il s’appropriait et considérait avec indulgence voire tolérance – Il était bien le seul. La bienveillance ne l’étonnait guère, étant depuis toujours habitué à la douceur voire à la tendresse, refusée à ses congénères. Ses premières années d’étudiant effectif, furent pour lui le jardin de délices. Elles durèrent, durèrent… Il obtenait les diplômes, des quantités de diplômes, avec les complaisances de jurys pas toujours objectifs, à leur insu s’entend, assez largement féminisés, très sensibles à son univers intérieur et aux charmes de son éloquence, utilisée avec sobriété. Sa fragilité aussi sans doute. C’est là qu’il fit ces quelques petits boulots, parfaitement inutiles mais qui rapportaient gros… Il fallait bien s’occuper, passer le temps comme l’on dit encore, ne point trop paraître abuser de ses privilèges natifs et en définitive s’acoquiner à la canaille sociale.

Il se laissa dorloter ainsi jusqu’aux abords de sa trente troisième année, l’âge des remises en question.

Il la rencontra, et dès lors rien ne fut plus tout à fait comme avant. On peut même dire que tout fut à jamais différent. Elle n’était pas d’une grâce qui frappe à tout jamais la vue ni le cerveau, jusque là rien d’inquiétant. Elle n’avait rien de plus que les autres, qu’elles se nomment Odette ou Bérénice, Camille l’implorante ou Stefani Joanne, la fameuse Lady. Sinon qu’elle lui ressemblait en bien des points, l’aisance matérielle en moins, ce détail pourrait avoir son importance. Elle lui parut être une espèce d’alter ego sans s’avérer tout à fait son égale. C’est vrai qu’elle n’étudiait pas beaucoup. Bien moins que lui en tout cas. Elle picorait le savoir dans la réalité brute. Ils étaient faits pour s’entendre. Ils s’en rendirent compte dès leur première rencontre. Oisive, dilettante, indifférente au monde qui de toutes façons ne serait jamais parfait, insensible au sort de ses semblables qui n’étaient pas programmés pour le bonheur, si tant est que l’on puisse le définir clairement, elle se laissait vivre de son côté, sans trop penser au lendemain. Elle aurait toujours le temps de faire le point avant la date fatidique de ses 30 ans, elle aussi. Sauf qu’elle avait encore du temps pour atteindre cet âge, dont le prolifique auteur de la Comédie humaine a exalté les privilèges flatteurs. Elle était en délicatesse avec ses parents, des sommités du milieu médical, qui condamnaient sa façon de mener sa barque, ses fréquentations et sa stérilité sociale. En revanche elle avait une jumelle, tout aussi oisive, adulée, la seule rivale de John, dépressive en diable.

La rencontre se fit, ainsi eût dit un grand humaniste, dans une grande assemblée de ville et elle avait été quelque peu préparée. La rédactrice en chef d’un populaire magazine pour rêveuses s’était dit qu’il fallait absolument que ces deux là se rencontrassent : le chroniqueur et la chroniqueuse. Il y aurait sans doute quelque chose à écrire ensuite sur le sujet, de leur expérience commune. Ils s’étaient d’ailleurs reconnus tout de suite, la réputation de l’un le précédait et la célébrité ascendante de l’autre ne pouvait manquer de susciter des attraits réciproques. Elle faisait des piges, de plus en plus appréciées, sur les vedettes en vogue, les gens envieux en sont si friands. Elle arrivait à trouver de la profondeur à ces petits narcissismes particuliers, ce qui ne laissait pas de fasciner ses lecteurs, dont John.

Ils étaient d’accord sur tout – sur l’essentiel, je veux dire. Le sens général de l’existence. La théorie des catastrophes. La médecine quantique. La conception d‘une vie sentimentale pleinement réussie. La nécessité bientôt, ou du moins un jour, d’envisager l’avenir en sachant que le paradis était derrière soi. Toujours et forcément révolu et, à terme, perdu. La haine des médias surtout, parce qu’ils déforment la vision que l’on a du monde. Cultivent des faux besoins. Dramatisent tout… Dépriment… Ont l’art de vous dégoûter de vos semblables… Ils n’avaient jamais pensé à s’assurer une descendance. Quel orgueil, et à quoi bon ? John s’y était déjà refusé. C’était la condition sine qua non de ses rapports, si je puis dire, avec les femmes. L’immatériel ne féconde que la pensée et ne la diffuse que dans son espace intime. A quoi bon peupler la terre de petits néant, on avait vu ce que cela avait donné depuis le big bang… Et d’ailleurs, le néant, le monde, l’univers même ne tarderait pas à y retourner. John en était en quelque sorte, l’annonciateur, la préfiguration à échelle humaine…

Physiquement, de taille plutôt moyenne, elle eût paru quelconque si toute une panoplie de perruques, des verres de contacts colorés et bien sûr d’innombrables tenues seyantes ne lui eussent permis de changer de style ou de silhouette quasi quotidiennement. Elle lui en fit la surprise au cours de la soirée puisqu’il put l’apprécier en brune piquante, en rousse flamboyante et même en platine décolorée. Elle devenait, au sens strict du terme, sinon une créature de rêve, la créature de ses rêves. Elle changeait alors de prénom, choisissant celui de célébrités à qui elle ressemblait : Lara, Emmanuelle ou la Kate d’un film sur le Titanic. Encore se limitait-elle en général à des types européens. Mais elle pensait, au sens strict du mot, à changer de peau afin d’élargir son éventail métamorphique. Elle le comblait, je dirais même le fascinait, et c’était la première fois. Pour ses aptitudes à la transformation certes mais aussi par sa capacité d’écoute, quasi parfaite. Il avait l’impression qu’elle absorbait sa pensée. Il se lisait en elle comme en un miroir qui lui renvoyait ce néant qu’il prodiguait aux autres sans toutefois en saisir la nature, l’origine, profonde (d’où son besoin d’étudier). Avec elle, il saisissait mieux ce qui fascinait les autres dans sa personne et son discours. Et elle avait du répondant : complétait sa pensée au besoin, lui en fournissait des prolongements infinis. Lui ouvrait les portes de la vraie féminité. Lui révélait ses pensées au féminin. Conjuguait deux néants au fond. Il s’y plongeait avec délices. J’oubliais : on l’appelait Miss Jeannie. Dans l’intimité, il la nommait Lady. Je n’ose répéter ceux que disaient certains – qu’il en était gaga.

Par ailleurs, fournir des précisions sur son physique eût été parfaitement vain. Elle possédait quelque chose d’abstrait. Qui l’eût connue à nu ne l’eût point retenue, l’eût tout de suite oubliée. Il y avait, dans sa physionomie assez quelconque, un semblant d’effacé, pas déplaisant pourtant, disons neutre, ce que j’ai nommé insignifiant. Les regards glissaient sur elle et ne s’arrêtaient pas. Quand elle s’en aperçut, elle se jura d’atteindre la perfection dans l’art de se munir d’artifices justement. Et elle était dans la plénitude de ses moyens lorsqu’ils se rencontrèrent. Lui se disait qu’au fond, elle résumait à elle seule toutes les femmes qui l’avaient aimé. Le sien amour en sus. Avec ce petit plus, ce je ne sais quoi, ce presque rien et qui fait toute la différence. Elle prenait plaisir à supposer qu’elle lui était dévolue et cette intuition justifiait sa volonté permanente de se transformer pour lui, je devrais dire pour eux.

Le lendemain de leur première nuit, elle resta chez lui et il ne s’en étonna point. Il devait sortir, comme tous les jours, afin de prendre l’air et glaner des anecdotes à même d’enrichir sa vision du monde et ses textes : il sentit que c’était devenu inutile. Et même ennuyeux puisqu’il ne manquerait pas de croiser des regards à même de se charger de surprise, si on le voyait flanqué d’une compagne. Car il n’était pas question qu’il la quittât, ni qu’elle le quittât un instant. Dans la mesure du possible s’entend. Chacun eût pu se voir détourné de leur objectif commun par des actions généreuses à l’endroit des demandeurs d’asile, du cœur veux-je dire.

Ce fut ainsi que démarrèrent, pour lui, les complications, les doutes et les remises en question.

J’oubliais : elle aimait le sexe, pas forcément les hommes. C’est stupide à dire, et c’est pour cela que je le dis, mais elle l’attendait, lui. Ils se réfléchissaient, l’ai-je dit ? On ne quitte pas la réflexion. Elle se sustentait de ce vide intérieur qu’il lui prodiguait et dont elle avait l’impression qu’il n’existait que pour elle.

Elle voulait le néant pour elle  toute seule…

Elle se prétendait un peu sorcière. Au Moyen Age, on l’eût brûlée vive pour le moins. Toutefois, d’une conception primitive, païenne, davantage tournée vers les esprits naturels. Plus sauvage en fait mais d’une sauvagerie que l’on pourrait qualifier d’habile, à même de pactiser temporairement avec les compromis ou compromissions. Il lui arrivait de parler seule, ou plutôt à des entités absentes, que personne ne voyait à part elle probablement.

Elle possédait des dons de divination.

Elle lisait à livre ouvert dans son propre avenir.

                                    III

Elle lisait, l’ai-je dit, dans ses pensées, sans calcul, sans jamais  qu’elle puisse y trouver  un quelconque avantage, ni ce que l’on nomme vulgairement un intérêt particulier. C’était ainsi ; c’est tout. Lui avait plus de mal, sans doute en raison de cette indifférence aux autres qui avait caractérisé ses relations antérieures. Il était arrivé qu’on le traitât d’idiot, du côté de la gent masculine et apparenté, sans nuance péjorative, plutôt par référence à son auteur russe préféré. Jamais on n’eût songé à la traiter d’idiote, il s’en faut. Elle avait un don, je dois dire assez unique, pour mettre à jour les tenants et aboutissants d’une simple remarque, en apparence banale et spontanée. Elle s’habillait, se maquillait, se coiffait selon ses désirs du moment voulu. Il était toujours précédé dans ses satisfactions sensibles. Elle allait plus loin : s’il lui manifestait son dessein de se diriger vers un lieu précis, ou désirait assister à un spectacle, elle devinait tout de go l’intention qui avait présidé à l’émission de cette aspiration. Cela lui parut fabuleux, au début… Il découvrit ainsi l’émerveillement d’être découvert dans son intimité sacrée. Il ne tarda pas à se sentir cerné, on peut sans doute dire dépendant, une dépendance consentie et voulue. L’expérience ne laissait pas de lui déplaire du fait qu’elle constituait un truchement pour mieux accéder aux mystères de la pensée et du langage. Un acquis supplémentaire sur la nature toujours trop humaine.

Je me souviens qu’il avait voulu, lors d’un voyage à Séville, s’arrêter dans une petite église suburbaine. Elle jouissait de la réputation d’abriter les restes du légendaire Marana, enterré, affirmait le guide, sous son seuil très bosselé. Jeannie, cheveux noirs de jais et regard arrogant, lui demanda, sans animosité toutefois, s’il avait la nostalgie de sa liberté antérieure, de sa capacité à néantiser ses expériences vécues, auquel cas elle se proposait de la lui restituer. Il n’était point question qu’elle entravât ni ses recherches ni ce que les naïfs et restrictifs eussent désigné comme son bonheur. Ce que ne sous-entendent pas les mots usuels ! Elle alla plus loin : pensait-il, lui qui errait aux confins de l’absence, en venant dans cette église, arracher une croyante, il en demeure de fort attirantes à Séville, à ses dévotions et ainsi perpétuer ses coutumes anciennes, voler à Dieu, le grand absent, l’une de ses créatures ? Regrettait-il sa génitrice  qu’il ne voyait plus ? Sa crédulité, mais d’où lui venait-elle,  de ses amours d’antan ? L’explication l’étonna. A y regarder de plus près, il ne la trouva pas si saugrenue… Elle avait fait remonter des zones de convoitise qu’il n’avait guère en tête en envisageant cette excursion.

Sans doute sa fameuse indifférence occultait-elle d’obscures concessions au pêché d’orgueil, avatar d’une enfance choyée. Je dis orgueil parce qu’il s’échafaude sur du vide, des monceaux de vide, des montagnes de vide. Elle porta l’estocade en supposant que son authentique religiosité, refoulée, trouvait sa source en la pensée maternelle d’autrefois, tournée vers un au-delà, en creux, qu’il n’évoquait  jamais. Fallait-il s’attendre à quelque  miracle ? Une conversion subite ? Ils surviennent souvent autour de la trentaine, quand on a fait le tour des plaisirs et de leurs prétendus excès. Regardez le fils de l’homme…

Au fond cela ne lui déplaisait pas qu’on analysât ainsi les véritables raisons de ses actions fussent-elles, des plus ordinaires… Or cela représentait une atteinte à sa façon, sereine et temporaire, d’envisager l’existence jusqu’à lors. Dans l’espace littéraire, dirons-nous. Là où tout est permis. Où la morale n’aura point à intervenir. Où l’on peut se contredire, faire fi du vraisemblable, sans passer pour ridicule. Il s’était sustenté du présent, ou plutôt le présent s’était imposé à lui comme une faveur quotidienne. Ouvrir ainsi sa conscience à vif faisait partie de ces pratiques qui, au fond, enrichissaient ses études, encore trop livresques jusqu’à leur rencontre.

Au fond, son environnement immédiat, ces femmes qui étaient passées trop rapidement dans sa vie, peut-être quelques hommes sensibles aussi, en trop petit nombre pour prêter à conséquence, et sans doute par inadvertance, il ne se souvenait plus de toutes façons, ce n’était pas la vraie vie. C’est peu de dire qu’elle est ailleurs, dans l’ultra ici, en soi-même. Les vérités étaient si proches et on les ignorait, on l’ignorait. Il suffisait toutefois de contempler telle anamorphose, dans le domaine de l’art. Elle pourrait s’appliquer à la contemplation de l’univers tel qu’il nous apparaît aisément dans sa splendide majesté : toute vérité est soumise aux coups de boutoir de la relativité du point de vue. Le plan, même incurvé, et supposé, des étoiles et nébuleuses, n’en témoigne que trop.

Ne nous méprenons pas toutefois. Doc John n’était pas plus croyant que vous ni moi. En revanche, la culture biblique voire judéo-chrétienne en général l’avait longuement fasciné. La symbolique lui paraissait facile à décrypter : l’abandon de traditions sacrificielles barbares, la rectification que l’intelligence fait subir aux injustices de la force naturelle, l’éternelle opposition entre la nature et la civilisation, la nécessité de s’imposer des lois…. Et l’immaculée conception : comment pareil dogme sublime avait-il réussi à s’imposer ?  Jeannie entreprit, moins par malice que par jeu, il faut bien tuer le temps  entre deux étreintes, de le pousser sur le prétendu Créateur dans ses derniers retranchements. Il avait quelques idées là-dessus. Au commencement était le verbe. Il fallait bien pourtant lui supposer un préalable, lequel semblait tout désigné : le néant. Tout découlait donc du néant. Ce néant qu’il incarnait sans l’avoir choisi. La question portait alors sur la nature du néant. Verbale selon lui. Du néant naît le verbe sans lequel le néant ne saurait être, qui révèle, de le nommer, ledit néant. C’est le langage, la conscience qu’il favorise, qui semblent à la base de toute réalité, partant de ce que nous y incluons, en particulier notre conception d’un réel transcendant et de son organisateur universel. En gros, ce que je ne peux nommer ni verbaliser n’existe pas. Le solipsisme n’est pas si absurde…

Il fut facile à Jeannie de montrer les bornes de cette théorie : ce qui paraît ne point exister faute d’avoir été découvert existe bel et bien pourtant, ne serait-ce que dans ses possibles et virtualités, en dehors du langage ou plutôt dans son non usage temporaire mais toujours actualisable et en devenir. L’ignorance ne peut point être érigée en vertu. Cependant j’aime mieux marcher dans la nuit à me croire celui qui marche dans le jour… avait écrit quelqu’un (Mais où ? Et qui ?). A force de triturer, de rectifier, la phrase originelle, ils finirent par se mettre d’accord, en riant, sur un énoncé : Au commencement, le commencement, en ce nom de nom de néant de verbe.

Pourtant, c’était dans ses mœurs assez dociles que John se sentait, comment dire, ébranlé… Lui qui ne concevait pas son existence sans des déplacements permanents, nécessités par  son mode de vie, se sentait devenir sédentaire, d’aucuns diraient confiné. S’il sortait, c’était accompagné, certes d’une compagne à multiples facettes.

Il n’empêche. Les apparences finissent par se ressembler. Son horizon se restreignait, c’était sûr. En revanche, en matière d’introspection, c’est sûr qu’il progressait magnifiquement. Nul ne pouvait le nier. Il n’était plus le nombril du monde. Il pouvait toutefois faire bénéficier le monde de sa philosophie concrète, de sa façon toute singulière de mener sa barque. Il envoyait régulièrement des articles en ce sens, où ces idées affluaient, entre deux futilités, au magazine qui le rétribuait. Il ne promettait pas le bonheur. Une sagesse faite d’humilité, d’insouciance et de modération seulement. Une sagesse à échelle humaine. Une sagesse réduite à portée de néant. Le magazine, version papier et diffusion numérique, attendait de voir les réactions des lectrices. Jeannie ne le suivait pas sur ce terrain-là. Faire partager au monde sa pensée, comme son expérience, relevait moins de l’humilité ou de la générosité que de la vanité. Inconsciemment, on attendait de la gratitude. « Jouer les généreux » procure des avantages inavoués. On espère bien laisser une trace de sa présence en l’univers. Aux yeux de l’éternité néanmoins, les renommées, nous avons beau enfler nos conceptions, ne passeront que pour des atomes (au prix de la réalité des choses). Jeannie aimait cultiver le paradoxe. John dut en convenir. Il tirait vanité de sa vanité même. Il était plus vain que vain…

Et nos petits romans, je veux parler de nos existences, pour moins qu’une tête d’épingle, qu’une lueur évanescente d’étoile vacillante.

Les premiers temps, il importe de le préciser, ça fonctionnait plutôt bien entre eux. Ils s’étaient bien trouvés. On les y avait aidés. Mais qui en vérité ? Le hasard ou l’attraction, mutuelle, du vide.

Pourtant rien ne dure, rien n’est fait pour durer…

Ni pour ne pas durer d’ailleurs.

Rien n’est fait.

Rien.

     IV

Il rencontra deux étudiantes. Dans une salle d’attente. Jeannie devait avoir un rendez-vous chez sa gynéco. La conversation s’était engagée. Plus par amusement, disons pas désœuvrement, et un peu sans doute pour rejouer certaines scènes divertissantes d’un passé dorénavant révolu, il voulut vérifier à quel point son charme verbal opérait encore. Sans doute eût-il pu facilement, sans initiative de sa part, les séduire, les laisser le séduire et se sentir séduites par lui. Il arrive au néant de retrouver l’appétit. A l’indifférence de se gorger d’elle-même. Sauf qu’il n’était plus disponible et qu’elles avaient au préalable repéré Jeannie, se trouvaient donc sur la défensive. Il est certes gratifiant de damer le pion à une consœur. La concurrence est source de volupté. Elle stimule la sensation de vivre. Or celles-là ne voulaient surtout pas d’histoires. Elles ne faisaient pas partie des lectrices supposées.  Elles avaient surtout senti le danger. L’enjeu était trop important. Le néant attire mais brûle, tragiques insectes que nous sommes.  Et puis John se sentait moins enthousiaste. Sa conviction s’émoussait, de même que la force de persuasion. Il n’eut guère le temps d’échanger les cartes de visite. Jeannie était déjà sortie, avec un regard éloquent et un profond soupir de consternation. Il ne s’agissait pas de jalousie. Elle était très au-dessus de cela. C’était un sentiment beaucoup plus profond. Cette force qui caractérise le vide, qu’elle aimait tant, était entrée en elle, dans sa vigueur destructrice. Elle n’avait plus la capacité de l’oublier, à l’instar de ses consœurs. Il ne devait plus en sortir. Dans la voiture, ils eurent, comme on dit, des mots, elle se plaignant, sans le moindre signe de colère, qu’elle ne pouvait le laisser seul un instant, lui qu’elle se méprenait sur ses intentions, qu’il se divertissait à petits bruits, un point c’est tout… Une larme, une seule coula. C’était plus qu’il n’en fallait. La réconciliation, domestique, n’en fut ce soir-là que plus émouvante.

Toutefois, quelques scrupules germaient dans son esprit, que l’on pourrait qualifier d’innocent. Avait-il le droit, du haut de ses 33 ans à peine ébauchés, de faire souffrir une personne à laquelle il tenait par-dessus tout ? Autant qu’à lui-même, si j’ose dire. Sa décision était prise, à l’instar de ce maître d’une nouvelle d’un auteur russe, intitulée Le diable, déterminé à en finir avec sa vie antérieure (mais n’y parvenant pas et suscitant le désastre. Il s’agissait d’un autre temps). Il demeurerait pour un certain temps reclus chez lui, devenu chez eux, après tout il connaissait plutôt bien le monde et avait l’impression de pouvoir temporairement s’en passer. Il savait que l’on est vite relégué aux oubliettes, surtout lui, une fois sa fonction assurée. Que quelques messages lui parviendraient les premiers temps, qui ne dureraient pas. Même les créatures blessées à vie finiraient par trouver un motif de consolation, et ne tarderaient guère à renoncer à lui, après tout tel était son rôle : Se faire oublier… Quant aux vrais amis, c’est certain qu’il n’en avait guère. On ne pouvait entretenir des relations d’amitié avec un tel émule. On l’admirait dans le meilleur des cas, tout en souhaitant sa disparition. Oh, pas sa mort, on a de l’humanité dans les milieux qu’il fréquentait. Il s’accorda comme une retraite, je n’oserais pas dire un séjour dans le désert. Ainsi espérait-il jouir de sa présence à elle, seule, au fond comme s’il s’agissait de reconstituer un petit paradis.

Et puis, il pouvait toujours écrire…

Jeannie apprécia, tout en ne laissant pas de s’en étonner. Comme elle ne se voulait ni ménagère ni fée des logis, ne serait-ce que pour ne pas trop se dégrader à ses yeux, elle faisait livrer les repas, en prenant soin de varier les traiteurs, les types de menus, et de ne point choisir des aliments trop riches. Ils avaient tout ce qu’il faut à la maison pour pratiquer des activités physiques, se divertir, communiquer avec l’extérieur au besoin et bien sûr se livrer à certains ébats dont on sait qu’ils alimentent l’illusion d’exister. Et puis Doc John avait envie de lire, de méditer sur les années passées, de faire le point sur l’utilité de son existence – jusque là, à savoir sans Jeannie, sa Lady. Il ne restait qu’à régler le problème de l’entretien domestique, la vieille nourrice, décidément trop âgée ayant dû se résoudre à la maison de retraite, de luxe, elle aussi, bien méritée, avec l’aide financière de son enfant de lait…

Les derniers temps, la nourrice déclinant, ses compagnes passagères donnaient un coup de main. Un petit recoin par ci, une petite vaisselle par là. Tout était propre et pimpant, quand il se levait, à des heures souvent indues, le matin.

Tandis que Jeannie prenait son bain ou qu’elle sortait seule (elle avait fini par l’en convaincre), sans user de déguisements, car elle ne partageait guère son goût radical pour la solitude,  et ne manquait guère de prétextes pour faire des emplettes ou gérer le quotidien au minimum, au lieu d’étudier, il imaginait sa vie à venir avec elle : une succession de jours sans aspérité, sans objectif, un mode de vie à son image, du néant à perte de vue, en l’autre moitié supposée de l’existence. Ils vivaient dans l’évidence. Le seul moyen de ne plus se disperser en vaines aventures qui ne rassurent que les inquiets de nature, et les présomptueux de condition. John n’avait rien à se prouver. Le néant n’a guère à se prouver qu’il est néant, encore moins à s’en enorgueillir. Il ne souffrait d’aucune dépendance et, si tel avait été le cas, il lui eût été aisé de s’en libérer. Son choix était clair et assumé. Il se vouait à l’autre et si l’autre le quittait un jour, il se vouerait au souvenir des jours heureux passés en sa compagnie. Cette pensée le rendait plus léger, encore plus immatériel dirons-nous. Elle éclairait son silence. Tel était son but. Et Tel est mon but, au fond. Me fondre en l’abstraction du récit. Retrouver les vertus du neutre.

Il décida de romancer, pour le magazine et ses sites, ses expériences sexuelles. Il s’aperçut vite qu’il n’en retirait nulle satisfaction. Mieux valait lire ou paraphraser les maîtres de l’érotisme, ça prenait moins de temps et chacun reconnaîtrait les siens. En revanche lui vint l’idée, à la fois originale et insensée, de se raconter, pour son plaisir, les aventures qu’il n’avait guère eu le temps de vivre. Cet exercice l’obligerait  à développer son imagination, qu’il n’avait guère trop eu le loisir de solliciter. Il sauvait ainsi de l’oubli définitif des êtres à côté de qui il était passé et qui eussent pu, jusqu’à Jeannie, lui rendre la vie plus consistante. Car il avait quelque peu cédé à la facilité. Il se contentait du tout venant, si je puis dire. Et l’éventail demeurait large…

Un certain style d’êtres au féminin,  insensibles à l’attrait du vide, ou trop ouvertement virils, l’avaient considéré avec indifférence. Pourtant,  l’on désire toujours ce que l’on n’a pas eu au détriment de ce que l’on possède, si l’on veut bien me passer le mot. L’homme demeure, mal gré qu’il en ait, un éternel insatisfait. Or John n’était qu’un homme, fût-il le dernier, et comme l’incarnation du dieu-néant, contrairement aux apparences. Donc…

Même pas un surhomme. Un être différent, voilà tout, on peut même affirmer : d’une autre dimension. Un exilé. Qui se livrait librement, si l’on peut dire, aux autres. En se repliant sur lui-même, sur le couple qu’il formait avec Jeannie, sa lady à lui, non seulement il choisissait une option qui correspondait davantage à sa conception de la liberté mais il se donnait le temps de réfléchir tandis qu’elle sortait chez sa coiffeuse, son esthéticienne ou sa commerçante préférée. Sa première décision fut de faire passer son inconstance, naturelle et physique, sur le plan de ses idées. A savoir : noter toutes les pensées-femmes qui lui traversaient l’esprit au moment même où elles surgissaient, dans la mesure du possible s’entend. Car on n’est pas toujours disponible. Il est des moments, d’intimité entre autres, où il vaut mieux différer, conserver, autant que possible, dans un coin de sa mémoire immédiate… avant de les coucher sur un fichier, préférable au cahier de notes car on peut toujours le modeler, le rectifier et lui attribuer une allure plus présentable, définitive.

Il se délectait par avance de cette orgie d’abstraction.

Mais la réalité ne se laisse guère oublier…

   V

Un jour, Jeannie revint accompagnée d’une jeune marocaine, nommée Wafa. Elle avait les yeux verts, comme on dit yeux pervers. Il s’agissait d’une ancienne danseuse orientale. Elle avait absolument besoin d’un travail, d’un domicile fixe et de se faire oublier quelques temps. Elle était d’accord, et cela même l’arrangeait, pour s’occuper de la cuisine et du ménage. On fixa une somme, qui lui convint tout de suite et Jeannie promit même de la verser sur un compte que l’on créerait sous un faux nom et dont elle disposerait à son gré quand sa situation serait régularisée. Elle était discrète, efficace, John s’aperçut à peine de sa présence d’autant qu’on l’avait logée juste en face de l’appartement privé, sur le même palier, dans un ancien cabinet de médecin.

En quelques jours, elle avait pris ses marques si bien qu’elle était devenue l’indispensable fée de l’appartement. John se plongeait dans la lecture et, dès qu’il en émergeait, la physionomie des lieux avait changé. Tout semblait comme neuf, rutilant. Leurs regards se croisèrent. Wafa y lut de la reconnaissance. John comprit qu’elle lui serait éternellement dévouée, s’il le fallait s’entend.

Tout allait pour le mieux, dans la mesure où la perfection n’est point, ou n’est plus, de ce monde.

C’est alors que déboula Vera. Ce n’est pas parce que l’on vit reclus que l’on est à l’abri du dehors. Le passé vous tombe dessus quand vous vous y attendez le moins. Et notamment John, qui ne connaissait ni le remords ni la nostalgie. Une douzaine d’années plus tôt, il avait fait la connaissance, par sœurette interposée, d’une jeunesse, disons carrément le mot, d’une mineure qui avait des arguments indéniables, tant sur le plan physique que dans le domaine du discours amoureux telle qu’elle le concevait. L’aventure, lors d’un cocktail professionnel, eût dû s’avérer sans lendemain sauf que la jeune fille ne supportait pas les concurrentes, pour elle toutes des vieilles dans la mesure où elles avaient dépassé le cap des vingt ans, à l’instar de son aînée. Elle avait la fougue passionnée de son âge et ne se sentait pas prête à oublier dans l’immédiat. Il la toléra quelques jours. Le Doc d’alors eut beau déployer des trésors d’éloquence, il lui fut bien difficile de lui faire entendre raison. Il ne fallait pas s’attacher, surtout pas à lui, il ne se sentait pas prêt à amorcer une relation durable… Telle n’était pas sa vocation. Le néant ne saurait s’étirer à l’infini. Il est l’infini. D’ailleurs c’était matériellement impossible. Elle voyait bien combien il était sollicité, on avait besoin de lui, de ce qu’il incarnait, si l’on veut bien m’autoriser ce terme…

Durant plusieurs semaines, il dut fuir les assiduités de la demoiselle : ce n’était pas tellement difficile : Voyages, villégiatures, cachettes temporaires, ce qui ne manquait pas de saveur…  John aimait bien le jeu de cache-cache en ces temps-là, période de découverte, de surprises. Les parents eurent le dernier mot, la chance aidant, l’opportunité et la période estivale, puisqu’ils prirent le parti de s’installer dans l’Océan indien, longtemps attendu, le père ayant demandé sa mutation dans la fonction publique. La jolie brune aux cheveux longs, aux yeux de feu, plutôt petite et irrésistible, comme il se doit, s’y maria avec un riche monsieur de quelques lustres son aîné, un pilote de ligne je crois, qui devint même directeur de compagnie aérienne. Véra déboulait donc, moins comme une furie qu’en tant que femme déterminée, assagie au demeurant, et plus hésitante.

Jeannie n’était pas là, elle sortait de plus en plus fréquemment, l’ai-je dit, non sans raison valable, elle devait voir sa sœur, ou s’adonner à ses emplettes, et en prenant soin d’emporter le portable afin de dissiper toute contrariété passagère de son sédentaire compagnon.

L’ancienne lycéenne avait certes changé, elle s’était épanouie. Ce n’était plus la femme-enfant à laquelle il n’avait su, une fois n’est pas coutume, résister. Toujours est-il qu’elle sonna à l’interphone, déclina son identité (« C’est Vera !»), reconnut immédiatement la voix de son ancien amant, et lui demanda d’ouvrir en prétextant que ce ne serait pas long. Très embarrassé, par ce retour d’un passé pour lui révolu d’une part, d’autre part du fait de l’absence de Jeannie (il ne voulait pas lui faire un enfant dans le dos), John hésita un instant puis consentit : c’est ainsi qu’il apprit qu’il avait une fille, le portrait craché de sa mère, et qui se prénommait Giovanna, une histoire d’aïeul à laquelle il ne prêta guère attention. Vera entendait divorcer, son mari devenait impossible en vieillissant ; elle voulait aussi retrouver l’air du pays, faire le point avant de prendre de grandes décisions. Elle était partie en douce, tandis que l’ancien pilote se trouvait à l’autre bout du continent australien. La petite  savait que ce vieillard bougon n’était pas son père. Elle n’était point hostile au fait de rencontrer le vrai. John se sentit quelque peu ébranlé malgré sa quiétude ordinaire. Il fut tenté d’appeler Jeannie puis se dit que c’était ridicule, qu’il était en âge de gérer la situation et de prendre ses responsabilités face à une enfant. Celle-ci le regardait fixement, de ses grands yeux de feu, dévorants, et qui paraissaient étonnés. Le Doc demanda ce qu’on attendait de lui… Et d’abord était-il sûr que… mais il s’arrêta ne voulant pas passer ni pour un lâche ni pour un mesquin. La mère répondit tout de go qu’elle espérait qu’il la logeât quelque temps, en attendant de se retourner, elle devait trouver un appart certes et commencer un stage de kiné au début du mois suivant. Elle aurait pu travailler sur la côte, où vivaient ses frères mais préférait ne pas mêler sa famille à ses histoires, il en allait de sa liberté d’action et de décision. John, tout en s’inquiétant de la réaction de Jeannie, répondit qu’en effet, dans cet immeuble, l’étage, le second exactement, était libre depuis peu et assez spacieux, presque autant que le premier où il la recevait, et qu’il était meublé, dans un autre style certes, plus moderne, davantage belle époque. Elle serait ainsi autonome même s’il pouvait la dépanner pour qu’elles puissent, elle et la fillette, ne manquer de rien. Il était sûr que Jeannie l’approuverait – Jeannie c’était sa compagne…

Ils discutèrent longtemps, John prenait souvent la main de la petite fille et la portait à ses lèvres, comme un de ces anciens galants qu’il n’avait jamais été…  Ils évoquèrent les coutumes si différentes en Calédonie, en Australie, le quotidien, le travail, la vie de couple, l’éducation de la fillette, ce qu’il avait fait de son côté… Vera n’était point revendicative. Elle se remémorait son aventure avec John sans la moindre animosité, c’était le temps de la jeunesse, que l’on l’embellit toujours quand on s’y réfère. On s’y berçait d’illusions, tous les espoirs étaient permis, même les plus stupides… Car elle l’avait voulu, cet enfant… Ses parents avaient souhaité leur bien à toutes les deux. L’avaient éloigné du père. L’idée n’était pas mauvaise sauf qu’à la longue elle se soldait par l’échec. Il fallait repartir à zéro et elle était encore assez jeune pour se reconstruire… Elle verrait bien si elle s’accoutumait aux habitudes de ses anciens compatriotes… La petite, surtout… Elle avait de toute façon une porte de sortie… Des relations demeuraient en Calédonie…  

Comme par un fait exprès, Jeannie tarda plus que d’habitude, et il était bien six heures quand elle appela pour signifier qu’elle rentrait. John la prévint qu’elle allait avoir une… surprise. Elle n’insista pas car elle comprit, aux inflexions légèrement altérées de sa voix, que son alter ego avait été confronté, durant sa courte absence de trois heures et demie environ, à ce que nous pourrions nommer une complication…

Question projet de s’isoler du monde, de s’adonner à la spéculation intellectuelle et à l’écriture ce ne serait pas pour tout de suite. Même les êtres exceptionnels ne font pas toujours ce qu’ils désirent… En même temps, la nouveauté, la curiosité créaient une sorte d’exaltation bénéfique. Vers le milieu de la vie, on s’interroge et l’on a tendance à revenir sur ce que l’on fut, ce que l’on fit.

La discussion ne laissait pas de se poursuivre. Manifestement chacun prenait plaisir à revoir l’autre. A plaisanter des enivrements d’antan. La petite était le sujet principal de la conversation. On la devinait fatiguée par le voyage, le décalage horaire. Elle dévorait certes son père du regard. Elle finit toutefois par s’endormir, la tête posée sur ses genoux. John éprouva une sensation nouvelle qui le fit frémir. Elle rêvait sans doute car, de temps à autre, elle sursautait. Il crut l’entendre dire quelque chose comme : « On ne peut pas… On peut pas». Ou n’était-ce qu’un soupir plus intense. Vera confirma qu’elle l’avait bien entendue parler.

Elle l’interrogea sur Jeannie. John s’exalta : – Ah Jeannie ! Sauf qu’il se rendit compte qu’il aurait été bien incapable d’énoncer quoi que ce fût de clair et distinct sur sa compagne, sa Lady, leur relation privilégiée… l’évidence de leur rencontre et leur liaison assez récente au fond : Il se voyait confronté aux mystères de l’ineffable. Vera saisirait mieux quand elle la connaîtrait. Elle n’était pas d’une beauté exceptionnelle, il le reconnaissait, sans doute moins attirante que Véra. Mais changeante… Ce n’était pas non plus un laideron. Loin de là. Elle avait son petit succès. Elle avait quelque chose d’indéfinissable qui ensorcelait. Bref c’était son double au féminin. Il l’appelait souvent Lady comme une de ces chanteuses au physique surprenant mais qui, bien photographiées, bien filmées, exposées à une lumière floutée, peuvent faire leur petit effet…

Elle doit plaire, alors, suggéra Vera…

Toutefois, un soupçon d’anxiété se faisait jour. Telle est la force fragile de l’âge. John réalisait qu’il avait basculé de l’autre côté de la vie. Il est inutile d’avoir suivi des études approfondies pour le concevoir. Il ne les regrettait pas pourtant : il n’en serait pas à ce point de réflexion sans les avoir entreprises. Les études, toutes les études, dans leur ensemble,  souvent, n’existent qu’afin d’éclairer l’instant le plus important d’une existence. Toutes les études du monde, si on les considère avec attention, ne semblent faites que pour éclairer un tel instant. Tout est bien, se dit-il. Et il sourit en pensant à l’épistolaire misanthrope qui avait rectifié : le tout est bien. Ou mieux : Tout est bien pour le Tout.

   VI

Jeannie n’eut guère besoin de longues explications. Elle comprit incontinent les tenants et aboutissants de la situation. John la lui expliqua en quelques mots avec un calme qui lui parut suspect. Quand il aborda la question du séjour dans l’appartement du haut, elle déclara qu’il avait très bien fait et qu’elle aurait agi de même à sa place – et que, de toute façon, c’était à lui de décider… Elle salua à peine Vera, à qui elle ne fit pas l’aumône d’un regard, polarisant au contraire toute son attention sur la fillette. Cette petite est épuisée, décréta-t-elle. Le temps d’arranger le deuxième étage, ce qui ne prendrait guère beaucoup de temps car il s’agissait surtout de changer les draps, ouvrir les fenêtres pour aérer, le reste attendrait. On pouvait compter sur l’aide providentielle de Wafa qui serait heureuse de prouver sa bonne volonté. En attendant, la petite dormirait dans l’une des nombreuse chambres, sept au total du Premier. Elle s’en occupait. Elle conseillait aux deux anciennes « relations » de régler les détails liés aux problèmes particuliers qui n’allaient pas manquer de se poser sur le plan pécuniaire : gestion du quotidien, pension alimentaire, ressources mises à la disposition de Vera tant qu’elle ne pourrait se suffire à elle-même, règlement des rapports avec son ex mari, et surtout quel sort envisager pour Giovanna. Les droits qu’il avait sur elle ou plutôt les devoirs… Ce que l’on pouvait attendre de leur proche vie commune… Un véritable programme qui explicitait clairement ce qui germait dans la tête de John à l’arrivée de sa compagne. Celui-là prit sa fille dans ses bras, toujours endormie et disparut aux yeux de Vera, dans la pièce contiguë au salon où ils bavardaient depuis maintenant deux heures. Jeannie le regarda et blêmit  comme si elle avait reçu une dose de poison dans le cœur.

Elle fixa certains meubles sans raison. Copies de tableaux antiques et bronzes numérotés… Fauteuils et canapé capitonnés de lourds tissus à motifs. L’impression d’être dans une pièce de théâtre et au fond, on en était un peu là. Un trio. Une enfant naturelle… surgie ainsi, comment dire, du néant ? A moins qu’il ne s’agisse justement de la négation du néant par l’entremise de la réalité… Cela frisait le vaudeville.

Pendant que Jeannie s’affairait à l’étage avec Wafa, John proposa à Vera d’une part de mettre à sa disposition l’une de ses cartes bancaires grâce à laquelle elle pourrait gérer le quotidien. On irait à  la banque pour ouvrir un compte dès le lendemain. D’autre part, il existait une boîte privée dans le quartier qui ne serait pas trop regardante pour que la petite puisse achever sa sixième, même en cours d’année. Au pire elle redoublerait. Enfin, John se chargeait de mettre au courant l’ancien beau-père, demeuré à Sidney, et dans l’impossibilité de laisser pour l’instant tomber ses affaires. Un test génétique devrait le calmer, si tant est qu’il n’acceptât point la situation. Les associations s’occupant des femmes maltraitées feraient le reste au besoin. Vera avoua que, de toutes façons, ils étaient depuis belle lurette mécontents l’un de l’autre, que le vert barbon la trompait ouvertement, faisant pression sur elle pour qu’elle acceptât l’échangisme et qu’il ne s’était jamais attaché à l’enfant, qu’il n’avait d’ailleurs jamais voulu reconnaître. C’était une bonne chose de réglé, du moins en apparence car il faut toujours se méfier de l’amour-propre masculin, et humain en général.

Jeannie redescendit pour déclarer que tout était prêt et que, pour les détails, il faudrait les régler avec Wafa. Il valait mieux que, pendant que la fillette dormait, Vera visite avec John, elle avait enfin daigné la regarder furtivement, comme si elle la connaissait en fait depuis toujours. Et que les deux s’entendent sur l’avenir immédiat dans un premier temps. Les deux obtempérèrent. Jeannie était le bon sens incarné. On ne discutait pas ses suggestions. Qui devenaient facilement des ordres. Elle prépara, toujours avec Wafa, une sorte d’apéritif dinatoire, une collation. Wafa déclara qu’elle se chargeait de la petite ; elle avait l’habitude dans son pays de s’occuper des plus petits…

La visite ne prit pas beaucoup de temps. Vera ne cessait de remercier, de s’excuser, de répéter que son séjour ne durerait guère longtemps… Avant de redescendre, car il faudrait bien se restaurer et récupérer l’enfant, John la prit dans ses bras, la berça tendrement, la baisa sur le front puis très rapidement sur la lèvre supérieure. Vera se laissa faire. Elle ferma les yeux. En redescendant, John fut saisi d’une pointe d’angoisse. Il venait de découvrir ce que signifiait le sentiment de culpabilité.

Le repas fut vite expédié. Quand il y en a pour deux il y en a pour trois. La petite, enfin réveillée n’avait pas grand appétit. Le plat était sans doute trop épicé. Le dessert, en revanche, lui plut. Il s’agissait d’une sorte de crème aux cerises. John la regarda l’avaler avec plaisir.

Le soir, ce fut l’heure des comptes et ils devaient s’avérer salés. Jeannie, sans marquer la moindre colère, annonça son départ temporaire. C’était mieux ainsi. En plus, sa sœur était gravement malade, sans doute un cancer du sein : elle pourrait s’occuper d’elle et de son bambin. John ne comprenait pas : je ne puis vivre avec une rivale, dit-elle… Et comme John se drapait dans son honneur offensé : je te parle de ta fille… Vous avez besoin de vous retrouver… Mais comment vais-je vivre sans toi ? Sans doute comme avant. Tu ne seras pas vraiment sans moi… Et puis je ne serai pas très loin. A l’autre bout de la ville… Tu pourras toujours venir me voir… Je te guiderai au besoin, si je le puis. Et nous avons les portables. Je partirai demain matin. Le plus urgent, c’est que tu passes à la banque et que tu cherches une institution privée… Pour les traiteurs, éventuellement, il suffit de leur téléphoner. Et tu as Wafa. Elle se fera un plaisir de sortir pour faire les courses. Tu sais bien que c’est une perle et qu’elle ferait tout pour t’être agréable. Dans un premier temps Vera peut l’épauler… Ne fais pas cette tête, tout va bien se passer… Tu ne vas pas te plaindre de découvrir, à ton âge, qu’il faut parfois dans la vie, assumer ses responsabilités… Nous ne nous retrouverons que mieux, ne t’en fais pas…

John dormit très mal cette nuit-là… Le néant et la réalité, décidément, ça fait deux… Se voir, sans l’avoir réclamé, chargé de famille, ça vous change un homme, surtout s’il s’agit du dernier.

Le lendemain, il était plus de neuf heures quand il s’éveilla. Vera et Giovanna avaient terminé le petit-déjeuner. Wafa était là, qui lui fit son bonjour sonore et gai, devenu habituel depuis quelques jours déjà. Mais de Jeannie, point. Elle avait laissé l’adresse et le téléphone de sa sœur.

Il embrassa la gamine, la mère et tant qu’il y était Wafa et s’efforça d’adopter une bonne contenance. Pas toujours évident quand on est en caleçon, les pieds nus et totalement désorienté…

                   VII

La réclusion choisie avec Jeannie, ce n’était pas la même chose que sans elle, évidemment. Il fut décidé que, pour des questions de commodité, et aussi afin de suivre au plus près la scolarité de la petite, les repas seraient pris en commun. Ainsi, qui fût entré tous les soirs, week-ends compris, dans le salon jadis voué à des parties plaisantes, agrémentées de discussions sans fin avant la récompense élitaire, eût eu l’impression de se retrouver dans une banale famille bourgeoise un peu cossue, silencieuse et pas très à l’aise. Certes Véra devait partir le plus tôt possible… C’était autre chose : le cœur de John n’était plus à l’étude. Il lui avait fallu sortir pour régler les problèmes de banque, de scolarité de la petite et, par voie de conséquence, se retrouver en butte avec l’administration, car il n’avait encore aucun pouvoir sur le plan légal. Vera l’accompagnait et c’est toujours dans ces cas-là que l’on croise d’anciennes connaissances, étonnées de l’absence de Jeannie, surprises par la nouvelle venue et qui firent courir des bruits sur l’inédite vie, plutôt rangée, disons pépère, de l’ancien séducteur malgré lui.

Certes il demeurait en contact permanent avec celle-là, j’allais dire cette dernière, ce qui aurait été plus juste. Toutefois elle se montrait plus stricte envers lui qu’auparavant, coupant les conversations quand elles s’éternisaient au-delà des dix minutes permises, s’excusant de cette concision nécessaire toutefois au bien-être de tous, et notamment de Giovanna. Jamais elle ne parlait de revenir, de reprendre la vie commune. Au début, il mettait un point d’honneur à la retrouver en austin, dans l’après-midi, chez sa sœur. Manifestement il la dérangeait. Il valait mieux qu’il n’entre pas. Elle ne voulait pas qu’il la vît telle qu’elle eût pu se présenter à lui si la maladie l’avait frappée à elle. Il est des moments où tous les artifices du monde n’y font plus rien. Ils demeuraient ainsi dans le jardin, à cette époque de l’année fleuri et regorgeant de pollens. Elle l’accueillait avec bienveillance mais prétextait vite qu’elle était très occupée sans préciser en quoi. Une fois même, elle ne vint point au rendez-vous fixé et il renonça. A l’angoisse de la perdre, c’était la première fois dans sa vie qu’il éprouvait un tel sentiment, s’ajoutait celle de ses nouvelles responsabilités sur lesquelles il ne laissait pas de s’interroger. Pour l’instant sa fille ne lui témoignait guère de gratitude perceptible, aucun signe d’affection particulière. On eût dit qu’elle subissait les événements, qu’elle l’observait. Parfois même, au-delà de l’indifférence qu’elle lui témoignait, et de sa neutralité de ton quand elle lui répondait sur son insertion dans sa nouvelle école, il sentait poindre de l’agacement voire une sourde colère. Sa mère fut obligée de la rappeler à l’ordre. Elle ne parlait jamais non plus de son existence exotique, ce qui fait que John avait l’impression de poursuivre un dialogue par mère interposée, la petite ne répondant que par monosyllabes. John, habitué à déclencher des élans de lyrisme, dans ses aventures féminines, en fut troublé ce qui redoublait son anxiété, son mal-être.

Côté ancien mari de Giovanna, cela s’était, semblait-il, bien arrangé. Il n’avait pas apprécié son départ en catimini, il reconnaissait ses erreurs et se disait prêt à l’accueillir, avec ou sans sa fille, si elle le désirait, sans faire d’histoires. Ses obligations le retenaient en Australie et, s’il n’excluait pas quelques escales parisiennes, il pourrait alors faire un saut en province, ce serait en toute amitié et afin, sans doute aussi, de régler quelques détails sur leur éventuel divorce. Vera était, en l’occurrence et grosso modo, libre de refaire sa vie. Celle-ci paraissait gênée quand il fallait aborder le sujet.

Un soir, entre deux verres d’alcool, pendant que la petite dormait, John monta afin de faire part de ses inquiétudes et il arriva ce qu’il devait arriver. Elle était devenue experte dans des domaines où il l’avait connue d’une candeur extrême (vertu qui a ses charmes, avouons-le !), et cela ne lui déplut point. Ce n’était pas bien grave. Rien de plus naturel au regard de ses antécédents. Et pourtant : il s’en repentit aussitôt. Vera le rassura. Il était bien naturel qu’elle le remerciât et après tout, même si certains pensaient le contraire, il n’était rien qu’un homme, l’ultime peut-être, et sans qualités de surcroît. Elle ne se posait en rien comme la concurrente de Jeannie et il pouvait compter sur sa discrétion. Elle comprendrait, elle si intelligente… D’autant que son stage de kiné commençait à porter ses fruits… De sorte qu’avec l’argent qu’il lui avait donné, elle pouvait songer à chercher un appart, pas très loin, afin que Giovanna n’eût point à changer de collège et qu’il puisse aussi la voir le plus fréquemment possible au besoin. John se sentit soulagé.

Tout pourrait rentrer dans l’ordre et sa Lady pourrait revenir. La vie à deux reprendrait comme avant. Il se fierait aux désirs de la petite pour établir un planning de paternels rendez-vous, au minimum hebdomadaire. Il en fut heureux. Son angoisse s’atténuait. Il remercia très amicalement Vera qui lui conseilla de ne pas s’en faire et de suivre son instinct. Elle demeurait à sa disposition pour toute aide morale ou autre. Elle avait bien mûri depuis ses seize ans. Elle n’avait pas de visée particulière sur lui. Il l’avait aidée et c’était très bien. S’il voulait partager Giovanna, elle ne lui mettrait pas de bâton dans les roues et, de toute façon, c’est la petite qui déciderait. Elle s’étonnait simplement qu’il s’en fît pour si peu de choses… Elle l’avait connu moins anxieux et plus pondéré…

Toutefois, la nuit fut troublée par un rêve étrange. Il dînait sans doute avec Dieu le père, sans toutefois toucher aux aliments, dans un vieux manoir de villégiature qui l’avait marqué durant son enfance. Sa mère n’était pas là. Il avait pourtant l’impression qu’elle se confondait avec la longue table en bois qui s’allongeait et le séparait de son divin géniteur tandis qu’un autre Doc, encore jeune, portait malgré lui la parole. Le géniteur éternel, si je puis dire, lui faisait un reproche d’une mauvaise action commise durant son enfance à propos de laquelle il ne lui fournissait aucun éclaircissement mais qui parlait à John étant donné le malaise qu’il ressentait. Il en vint même à se glisser sous la table où se cachaient de nombreuses gamines qui riaient, cousines et voisines. Il entendit le vieux barbu lui gronder qu’il déshonorait la famille et qu’il le sommait d’apprendre à se battre avec une épée, justement familiale, à pommeau incrusté de pierreries, qui trônait au dessus de la cheminée. Quelque peu titillé, John retrouvait sa taille normale, les gamines riaient de plus belle, pour répondre à son père, redevenu humain, qui se dirigeait à pas lourds et lents vers une sortie indéterminé, que cela ne le regardait plus. Il eut l’impression qu’il s’agissait à présent d’une immense statue d’athlète ou de magistrat, plus ou moins nue, avec une toge sur le dos. Les gamines riaient toujours et Doc voulut dire quelque chose, suivre le colosse sauf qu’aucun son ne put sortir de ses lèvres. Il se réveilla avec un affreux mal de gorge et une grande sensation de soif.

Il se dit qu’il aurait tout intérêt à analyser ce rêve, car on sait qu’ils aident parfois à prendre de grandes décisions. Il sentit une présence dans sa chambre, dont il laissait la porte, il est vrai entr’ouverte la nuit. Il regarda l’heure : il était 7h30. En scrutant la pénombre, il devina une silhouette pas très haute et menue. C’était Giovanna qui le fixait sans doute de ses yeux de feu. Il l’entendit lui chevroter : – Maman voudrait bien que vous m’accompagniez ce matin au collège. Elle est un peu souffrante. Si ça ne vous dérange pas.

Il se leva d’un bond. Non ça ne le dérangeait pas. Ce qui le dérangeait c’était le vouvoiement. Il y remédia pendant le déjeuner.

Et puis aussi que sa fille l’eût vu dans le plus simple appareil. Il dormait nu.

                                 VIII

Il prit l’habitude, dans les jours qui suivirent, d’amener sa fille au collège, avec sa petite Austin citadine, discrète et malléable. Ce n’était pas très loin mais le cartable était lourd et puis John préférait ne point avoir affaire à ses anciennes connaissances : il faudrait s’expliquer, dissiper des malentendus, faire barrage à des invitations…

Au tout début, Giovanna ne pipait mot. Simplement, elle souhaitait demeurer à la cantine entre midi et deux. Elle savait parler, et d’une voix qui surprit le père putatif par sa maturité. La voix chaude et grasse, rocailleuse des italiennes dans les films de la grand époque, cardinale. John se dit qu’après tout, en déjeunant avec ses camarades, elle s’intègrerait plus aisément. Véra n’y avait vu aucune objection, d’autant qu’elle entendait bien, passée sa période d’essai, reprendre les choses en mains. C’est donc le doc qui faisait la conversation. Au début, il l’interrogeait sur les pays de l’hémisphère austral, son enfance, sa vie d’avant le départ. Elle ne répondait que par oui ou par non. Alors il préféra lui parler du présent : des avantages qu’elle trouverait à sa nouvelle vie en cette ville, de ses études aussi – elle pouvait compter sur lui en cas de difficultés – de ses goûts à lui qu’il aimerait bien lui faire partager, des divertissements estivaux que proposait le bord de la mer (la fillette haussa les épaules. C’est vrai que dans l’Océan indien, la mer, c’était autre chose)… Il proposa de lui changer sa garde-robe, de l’amener dans un magasin où elle trouverait tout ce qu’aiment les jeunes en matière de jeux et d’outils de distraction. Question télé, il lui donnerait les codes qui lui permettraient de regarder toutes les émissions susceptibles de l’intéresser, à l’exception de celles interdites aux enfants – et cette remarque la fit sourire. Elle murmura : je ne suis plus une enfant, en retrouvant, au grand étonnement de son père, la voix fluette qui s’accordait mieux avec son physique de petite fille modèle. Et je ne regarde jamais la télé. J’ai ma tablette.

Dans la journée, c’est vrai, elle accaparait de plus en plus son esprit, au moins autant que sa Lady. Les notes prises pour ses articles, dans son journal de bord, s’en ressentaient. Il y envisageait les difficultés à gérer la situation entre les trois femmes et trouvait à chaque fois des solutions appropriées : la garde alternée, un droit de visite plus souple pour qu’aucun des deux parents ne soit lésé, parler à Jeannie, elle comprendrait, prévoir des vacances tantôt avec l’une tantôt avec l’autre, parfois sans les deux, et pourquoi pas après tout. Il se verrait bien dans une road movie estivale, à faire visiter son beau pays à une petite fille qui avait tout à découvrir… Il entrevoyait les subtilités de la responsabilité, de la transmission de ce qu’il possédait et possèderait à autrui. De l’amour des autres, lui qui en avait tant reçu, bien différent il est vrai. Et les bienfaits d’une vie saine, si l’on veut bien me passer le mot, où le sexe n’accaparait pas les immenses capacités du cerveau, de son esprit.

Ce fut vers cette période, vers la mi-mai, que se déroula l’épisode Dim. Il ne semblait pas d’un grand intérêt en soi sauf qu’il eut quelques conséquences fâcheuses sur l’évolution de la situation. Dim était une espèce de pique-assiette comme on n’en fait plus, qui se prétendait poète, l’était devenu par certains égards, et trouvait toujours une bonne raison de se faire inviter chez les uns, chez les autres. Sa conversation était d’ailleurs agréable, fournie, parfois même profonde. Il finissait toujours par médire de ses hôtes temporaires, lesquels se lassaient vite de son insistance à s’incruster chez eux. John l’avait parfois reçu du temps d’avant Jeannie. Toujours est-il qu’un soir de beau temps, doux et clair, où John avait récupéré Giovanna, à pied, sur le seuil de son collège, il tomba sur ce spécimen d’indésirable, si l’on m’autorise l’emploi de ce terme, du style dégingandé et qui ne respirait pas la propreté. Celui-ci s’étonna de la présence de la très jeune fille, chercha à s’enquérir de son histoire, de son origine et, malgré les refus réitérés de John, finit par les prendre en photo avec son mobile. Aucun des deux ne souriait, la petite, encore sauvage, se serrait instinctivement contre son père. John ne dit rien de précis, évoqua une vague parente et un service rendu, ce qui choqua la gamine qui se mit dès lors à bouder. Dim ne les lâcha plus jusqu’à la demeure de John, qu’il ne connaissait que trop bien. Sur le seuil, John s’interposa et prétexta diverses occupations qui l’empêchaient de le recevoir. Dim n’insista guère mais énonça un simple « Bon ! » chargé d’ironie, et sans doute de menaces, qui laissait à supposer que la photo allait vite circuler sur les réseaux sociaux, que ça allait jaser dans les Courriers du cœur, du côté de la rédaction et même en ville. Peut-être même serait-il la risée de pas mal de personnes, toujours heureuses du déshonneur des autres, si rassurant en soi. Dans le temps, il s’en serait moqué éperdument. Mais c’était avant, Jeannie, et avant Giovanna…

En partant, il demanda si John pouvait le dépanner d’un gros billet. Celui-ci n’avait que quelques petites coupures qui manifestement ne suffisaient pas à ce collant personnage. Il partit sans remercier avec un  petit sourire en coin.

La petite voulut monter tout de go à l’étage. Elle attendait jusque à cette date en bas pour faire ses devoirs. Elle se disait fatiguée. John demanda à Wafa de rester avec elle, qui accepta tout en déclarant qu’elle ne demandait pas mieux mais qu’elle ne pouvait pas être à la fois au four et aux moulins, qu’il lui arrivait de sortir puisqu’elle avait des heures libres et qu’il ne serait pas mauvais qu’on prenne quelqu’un pour la soulager de ses diverses charges.

Wafa attendait sa régularisation et n’était pas très exigeante. On lui laissait toute la liberté qu’elle voulait et John s’amusait de la voir développer des trésors d’arguments quand elle augmentait modestement le prix des courses au quotidien, à son avantage tout en s’en excusant presque. Or elle était en âge de se marier et John, chez qui elle était nourrie, logée et assez bien rémunérée, soupçonnait que cela ne pourrait durer, et qu’un jour elle partirait. Il s’était vite habitué à elle. Il ferait tout pour la garder le plus longtemps possible, quitte effectivement à trouver quelqu’un pour l’épauler. Justement elle connaissait ce fameux quelqu’un. John dit : Ok ! Amenez-le-moi. Wafa répondit : Mais miss Jeannie… John répondit sèchement : Eh bien quoi Miss Jeannie, je peux me débrouiller sans elle. Il ajouta, penaud, une boule dans la gorge : tu vois bien qu’elle n’est pas là…

La petite rechigna, prétexta un mal de tête et refusa de descendre manger. Vera ne s’en inquiéta pas outre mesure. Elle évoqua l’incident pendant le repas. John se dit prêt à s’excuser. Il avait manqué de courage, ayant été pris de court, sachant bien que le parasite allait chercher à lui nuire et en conséquence interrompre sa tranquillité. Giovanna pouvait en être la première victime. Au fond, ce n’était pas plus mal que tout le monde sache. Il s’en expliquerait le lendemain avec la petite. Vera sembla rassurée et en même temps on sentait que quelque chose la chiffonnait. Elle déclara vouloir s’en aller dès qu’elle aurait réuni l’argent de la caution pour son appartement. John précisa qu’elle pouvait compter sur son aide. Ceci dit, rien n’urgeait…

Il se coucha tracassé. Il pensait à Jeannie dont les caresses préméditées et précises lui manquaient. Il avait, c’est vrai Vera sous la main… Et même, sans doute, Wafa, qui n’eût pas supporté de voir son bienfaiteur malheureux… Sa religion ne semblait guère pour elle un obstacle. Il finit par s’endormir.

Cette nuit-là, il fit encore un rêve étrange : il régressait à l’âge qu’avait à peu près sa fille : Le Moïse de Michel Ange, animé mais blanc comme un linge propre, lui répétait, d’une voix d’outre-tombe, les mots examine et examen qui finissait par devenir sexe à mains, dénonçant ainsi sa tendance à l’onanisme (dans la réalité non découverte par son entourage à l’époque). C’est vrai que l’enfant aime s’examiner, si j’ose dire. Au réveil, il ne se souvenait plus du discours quelque peu sibyllin qui lui avait été tenu, lequel établissait un rapport entre le plaisir solitaire et une certaine tendance à l’individualisme, partant à l’égoïsme ; qu’encore une fois, l’on dénonçait par les moyens oniriques. On le sommait de penser un peu à sa famille. Pas seulement aux relations superficielles. Ni seulement à une autre qui vous ressemblait. Aux êtres qui comptaient. John, malgré son, âge, en fut profondément troublé.

Les autres, c’était qui exactement. Son entourage ? On ne sort pas de son petit monde, de son petit moi. Mais où était donc passé le néant d’antan ? La légèreté, l’insouciance ?

A-t-on le droit de vivre dans l’insouciance ?

Et le fait de se faire du souci annule-t-il le motif de l’insouciance incriminé ?

    IX

La photo fit le tour de la ville et bien au-delà, avec une légende un peu douteuse sur les changements de mœurs de l’ancien séducteur, dissimulant ses nouvelles conquêtes, le tout mis sur le compte de l’âge critique. John dut rectifier, avouer la vérité par le même truchement. Et comme il ne parlait plus de Jeannie, bien des dames de son âge, respectables et que l’on dit frustrées, en mal d’affection protectrice, en conclurent qu’il vivait seul avec une enfant. Il n’en fallut pas plus pour que son existence soit dès lors dérangée ainsi qu’il ne l’avait que trop subodoré. Coups de fil, si l’on peut dire depuis qu’il n’est plus visible (le fil je veux dire), et de sonnette (il s’arrangea pour la désactiver), lettres plus ou moins anonymes et même aubades éthyliques sous ses fenêtres.

Il tenta de s’expliquer avec Giovanna qui, au fil des jours, se déridait. Un certain nombre d’événements vinrent par ailleurs bouleverser le cours de son existence, jusque-là si paisible. D’abord, Jeannie ne donnant décidément que fort peu signe de vie et ne répondant que très rarement à ses appels (Mais profite donc des moments du présent ! Ils ne se reproduiront jamais, tu sais ? Nulle n’est irremplaçable et la santé de ma sœur réclame les plus grands soins !), John se rapprocha très sensiblement de Vera, laquelle, malgré son travail quasi quotidien, savait montrer sa gratitude au besoin. Tout en parlant toujours de s’en aller au plus vite. Quand elle s’absentait, ou rentrait fatiguée, la charitable Wafa proposait de demeurer jusqu’à ce que son patron trouvât le sommeil…

Ensuite, plusieurs appels du magazine firent prendre conscience au  chroniqueur réputé qu’il était bon pour lui de se consacrer davantage à l’écriture de ses articles, si l’on peut appeler ça écrire. Un traitement d’appoint n’était pas à négliger. Il gèrerait ainsi les affaires courantes sans trop piocher dans son capital, quelque peu entamé depuis l’arrivée de sa fille. Cela permettrait de mettre aussi un peu d’argent sur son compte car les chroniques étaient décidément bien rétribuées. Comme l’histoire de ses conquêtes s’était, depuis l’arrivée de Jeannie, quelque peu mise en berne, il avait, dans un premier temps, inventé en brodant sur les anciennes. Les lectrices fidèles avaient flairé la supercherie. Il fallait trouver autre chose. Il décida de relater certains épisodes de son enfance et ses amours adolescentes par le menu, en forçant un tantinet le trait. Les cousines et voisines complaisantes. La masturbation par partenaire interposée. Sa passion d’ado pour une femme mariée et sa découverte des bienfaits de la langue. C’était sans doute moins croustillant que les chroniques quotidiennes à succès, vécues au jour le jour. On découvrait un John candide, ignorant des mobiles de l’attirance qu’il suscitait, plus maladroit, sentimental, très attachant et les lectrices se mirent de nouveau à adorer parce que ses textes fleuraient bon l’authenticité, le quasiment vécu, à peine brodé. Ou rétroactivement vécu comme tel. Il en avait pour des mois à se livrer à ce semblant d’introspection plus ou moins fictive. Ainsi son compte serait toujours alimenté. Le reste regardait son conseiller bancaire qui, de temps autre, lui faisait le point sur ses placements et dividendes. Cela occupait une partie de ses matinées. Il ne fallait pas lésiner sur la qualité stylistique de ces sortes de mémoires. Certaines étaient passées à la postérité, malgré la médiocre profondeur du propos mais le style, ah le style… Et le vécu !!!

Un nouveau personnage entra également dans le cercle familier. La fameuse connaissance de Wafa, qu’il avait aidée lors de son arrivée en France. Il s’appelait Sancho. La quarantaine expérimentée du gars doué un peu dans tous les domaines et qui n’avait su s’imposer nulle part. Sans doute un peu tzigane sur les bords. Très débrouillard. Lui aussi avait besoin de se faire oublier. Une force de la nature d’un pragmatisme redoutable, celui qui manquait à John, un peu déboussolé par une nouvelleté dont il avait du mal à se persuader qu’il l’avait bel et bien choisie. Ils se prenaient gentiment de bec quelquefois, sur des détails insignifiants (La sonnette, les goûter de la petite, la marque de whisky) même si Sancho savait se montrer poli en toutes circonstances et passait pour le domestique modèle. Il finissait par faire entendre raison à son patron et, ma foi, prenait un certain pouvoir dans la maison, juste ce qu’il faut pour se rendre indispensable, auprès de la petite notamment. Lui aussi avait sa chambre attitrée, à demeure, même s’il préférait le plus souvent passer ses nuits à l’extérieur. Il avait établi avec Wafa une sorte de système de relais où chacun, semble-t-il, trouvait son compte. Le problème, pour notre héros, si l’on veut bien me passer l’expression, c’était de s’habituer à la présence d’un homme. Certes Sancho se faisait le plus discret possible, ce qui n’était pas une mince affaire pour lui. Toutefois John ne pouvait s’empêcher de lui demander son avis et cela l’ébranlait dans son assurance, déjà pas mal écornée depuis le passage de l’âge fatidique et l’épisode Jeannie. Le moral baissait.

Heureusement, restait Giovanna. Le père et la fille semblaient se rapprocher. Pas au point de se confier des secrets, c’était encore trop tôt. Elle osait lui réclamer de l’argent de poche, inviter des copines à goûter, sous le contrôle de Sancho, lui suggérer l’achat d’un nouveau portable, lui faire part de ses goûts, évidemment différents des siens (la différence mériterait un chapitre : elle ne lisait jamais. N’écoutait que des inepties. Ne pouvait se passer de sa tablette).

En revanche, la visite des deux affreux jumeaux remodelés, fraîchement débarqués de la Riviera, fit prendre conscience à John combien il ne maîtrisait plus sa liberté d’action. Les frères de Vera avaient vu d’un mauvais œil l’installation de leur sœur chez un chroniqueur pour dames oisives, à la réputation sinon sulfureuse, du moins pas mal écornée. Sans faire ouvertement, si l’on peut dire, partie d’une quelconque mafia, ils avaient su faire fortune dans des trafics de pierres précieuses extorquées à de pauvres bougres vivant dans la misère vers le sud est de l’Asie. Ils étaient d’un naturel à la fois expéditif et péremptoire, sans toutefois basculer dans la grossièreté. Il s’en faut. Ils avaient d’autres projets pour leur sœur. Or ils avaient cru saisir qu’elle avait les siens propres. Cela ne leur convenait pas, pouvant être imputé au mépris que John aurait fait de ses propres ouvrages, jusque là inavoués… Ils voulaient simplement que John régularisât sa relation, une fois le divorce prononcé. Cette éventualité n’avait évidement pas effleuré l’esprit de notre trentenaire. Ni de Vera sans doute, quoique qui sait  (L’humain réserve tellement de surprises…) ? Il répondit en souriant qu’il y réfléchirait. C’est qu’il avait lui aussi de son côté d’autres projets. La réaction sonore de ses deux potentiels beaux-frères fut énoncée d’un ton qui ne laissait pas d’être menaçant et qui fut perçu comme tel par le père de la petite. Son espace d’autonomie se réduisait. Ce n’était pas du tout ce qu’il avait souhaité en s’installant naguère avec Jeannie.

Et puis ce furent les groupies du chroniqueur célèbre, quelques nouvelles lectrices qui désiraient absolument l’approcher, aborder la merveille, quelques obsédées du selfie qui tenaient à leur trophée… et même certaines anciennes conquêtes qui souhaitaient impérativement ne serait-ce que le revoir (celles qui avaient oublié d’oublier…), faire le point sur leur vie, lui donner un nouvel essor que seule la présence du vide tendrait, selon elles, à susciter…  

John maigrit quelque peu en cette période-là. Il souffrit d’un zona. Toussa beaucoup bien que ne fumant plus depuis des années. Se grattait le bras de temps à autres. Bref il connut les affres de la dépression. Il se désincarnait…

Il s’efforçait de faire une bonne figure devant la petite. S’apercevait-elle de quelque chose ? Vera travaillait de plus en plus ; il la voyait de moins en moins. Il n’osait pas la mettre au courant de la démarche de ses frères… L’ignorait-elle au demeurant ? Wafa, quant à elle, sortait de plus en plus… Sancho était un homme et pas réellement un confident… Il ne comprenait pas trop son patron, qui manquait, selon lui, d’envergure. Il semblait attaché en revanche à Giovanna, et même à Vera. C’est qu’il n’avait pas connu l’autre habitante des lieux…

Et toujours pas de Jeannie en vue…

    X

Un jour, on venait de fêter l’été, il l’appela et tomba sur la boite vocale : il s’effondra. Il pleurait. Cela n’avait pas dû lui arriver souvent. Son indifférence était légendaire, on l’admirait pour cela. Cette fois, il eut l’impression que Jeannie lui échappait. Que tout lui échappait… Et de toute façon, l’émotion ne se contrôle jamais.

Il n’eut toutefois pas besoin de la supplier. La sœur venait de décéder. Le gamin partait vivre avec son père. Un matin, il la retrouva, habillée de noir, en veuve élégante et désirable, longue robe lamée en fourreau, attablée au petit-déjeuner, avec sa fille et la mère de celle-ci, faisant la connaissance de Sancho que manifestement venait de lui présenter Wafa.

John bredouilla quelques condoléances et qu’elle eût pu l’avertir des modalités de la cérémonie funéraire. Ne t’inquiète pas de cela, ma sœur était bizarre, tout s’est passé selon ses volontés… C’est du passé maintenant…

Vera profita de cette réunion improvisée pour annoncer qu’elle avait enfin réussi à dégoter une coquette villa, toute meublée, dans un quartier périphérique en pleine expansion, où vivait d’ailleurs son employeuse, qui pourrait peut-être devenir son associée, si tout se passait au mieux. Elle comptait aménager au plus tôt. Une opportunité, suite à un départ précipité. C’était bien entendu temporaire… Cela tombait pendant les vacances d’été. Le nouveau collège, à la rentrée, public cette fois, se trouverait à deux pas de la maison. Bien sûr John pourrait voir Giovanna autant de fois qu’il le souhaiterait, que dirait-il d’une fois par semaine, tantôt le mercredi tantôt le week-end ? Et la moitié des vacances ? Il pourrait le faire son road-movie… Quel road-movie, intervint Jeannie ?

Ce matin-là, John n’accompagna pas sa fille à l’école. Ce fut Sancho qui s’en chargea. Ils avaient à parler, Jeannie et lui. Il fallait organiser la cohabitation. Jeannie semblait changée, lourdement affectée par la perte de sa jumelle, pas dans son état d’esprit normal. Elle n’écoutait plus ou à peine. Le regardait de ses yeux hagards et posait des questions dont elle aurait eu honte en temps normal, elle si perspicace : Je ne t’ai pas trop manqué ? Tu es sûr que je ne te dérange pas ? T’as b… Vera ?

Le soir ladite Vera déclara qu’elle avait décidé de se débrouiller toute seule en haut, pour ne pas déranger le couple reconstitué, et qu’il n’était plus nécessaire que son père se levât tous les matins pour accompagner Giovanna. Sancho y suffisait bien, qui arrivait à peu près à cette heure, et même elle, de temps en temps, pouvait faire un crochet en partant à son travail… John protesta pour la forme. Vera dit qu’elle avait appelé ses frères, qu’ils ne l’approuvaient pas, qu’ils comptaient la faire changer d’avis et de vie, et qu’elle leur avait demandé de s’occuper de leurs affaires, de ne point se mêler des siennes. Après tout, ils n’étaient jamais venus voir comment elle vivait en Australie ou dans ses parages. Qu’avaient-ils ainsi à se mêler de ce qui ne les regardait plus ? John sentit que la menace, implicite, se précisait… Et aussi que l’excursion matinale à l’école risquait de lui manquer.

La Jeannie qui était revenue n’était plus que l’ombre d’elle-même, sonnée par ce qui venait de lui arriver, et sans doute pas seulement, davantage tournée vers son monde intérieur que vers son ancien alter ego. Elle répondait à peine aux questions qu’on lui posait, mangeait comme un oiseau, différait puis refusait les relations sexuelles, elle si friande naguère…  En outre, elle dévisageait Giovanna, quand celle-ci, descendait réclamer quelque chose à son père comme si elle la considérait pour la première fois. Un fantôme… Au bout de quelques jours, Giovanna agissait comme si elle n’était pas là. Elle ne venait plus seulement pour son père, à qui elle racontait par le menu sa journée de travail. Elle avait fraternisé avec Wafa et Sancho, avec qui elle s’épanchait volontiers davantage et plus intimement. Elle jouait aux échecs avec l’un, apprenait la cuisine avec l’autre, confiait ses petits secrets même. En tout cas, elle riait.

John était partagé entre la satisfaction d’avoir réalisé quelque chose de concret dans sa vie, d’avoir laissé une trace de lui-même, et pas seulement écrite (ou alors il s’agissait d’un texte de chair) et la nostalgie de sa vie antérieure, insouciante et dépourvue d’angoisse ou de culpabilité. Un soir, il laissa rentrer une lectrice inconnue qui avait sonné à l’interphone. Jeannie ne dit rien et partit se coucher… La lectrice, implorante, demeura. Puis une autre. Le néant reprenait du service. Si Giovanna était descendue, ce qui était rare à partir d’une certaine heure, Sancho ou Wafa, quand ils étaient là, savaient comment l’occuper voire la renvoyer… D’ailleurs elle venait surtout pour eux…

Puis ce fut une autre, puis une autre encore… Plusieurs autres parfois. Un vrai ballet d’implorantes. Et Jeannie qui ne se remettait pas, mangeait de moins en moins malgré les efforts charitables de Wafa. A la nourriture, elle préférait les antidépresseurs, toutes sortes de compléments alimentaires, de vitamines de tous ordres… John essayait bien de renouer le dialogue avec elle. A son regard il voyait bien qu’elle était temporairement ailleurs. Il fut alors question de la faire hospitaliser… Elle s’y opposa… Elle allait bien, simplement avait besoin d’un peu de repos, de calme… Une nouvelle fois, John se sentit dépassé. Un peu coupable aussi, la nature humaine trop humaine revenait au galop…

Les lectrices ne devaient venir qu’une fois. C’était la condition. Elles avaient obtenu ce qu’elles imploraient : une bonne dose de néant, le vertige du vide, les vertus de l’insignifiance incarnée. Elles étaient parées pour la vie. Pour l’oubli même, du moins une majorité parmi elles. L’une d’elles, un soir, apporta des substances que l’on dit illicites. John s’y essaya, agrémentées d’alcool. Ainsi s’atténuèrent ses angoisses. Il cherchait un état de sérénité d’avant Jeannie. La Jeannie d’avant. Il se rendit alors compte, dans un éclair de lucidité, que la Jeannie d’avant c’était celle de l’avant Giovanna. Il fallait trancher. Il en allait de la vie de sa Lady. Ce n’était qu’une question de temps après tout. Le départ des deux intruses semblait imminent. On trouverait bien des solutions pour Giovanna. Jeannie le regarda de son regard fixe et vide. Il était trop tard. Giovanna avait droit à un père. Ce furent quasiment ses dernières paroles. John ne put plus rien en tirer…

Il n’avait plus le goût d’étudier. Encore moins d’écrire. Ou de ces futilités dont on a honte car elles déshonorent la notion même de néant. Il touchait à peine aux petits plats de Wafa, envoyait sans cesse Sancho acheter des alcools forts : scotch et vodka essentiellement. Ce dernier tentait bien de le raisonner. Au demeurant, John n’était jamais ivre. Il s’exprimait seulement plus lentement. Ce détail n’échappa point à sa fille, quand elle effectuait sa visite vespérale. Elle expédiait la discussion, préférant évoquer ses petits problèmes de gamine précoce, du dernier cri en matière de tablettes avec Sancho, voire avec Wafa quand elle était là. Quand John évoqua son prochain départ, attendant ou espérant un signe de reconnaissance, de regret ou autre chose, peu lui importait, Giovanna, très raisonnable, répliqua que ce n’était pas un problème. Ils pourraient se voir et se parler à distance, les applications, c’était fait pour ça… Et il y aurait les visites… John pourrait retrouver sa paix d’antan… La majeure partie du temps, s’entend…

Ce que John aurait aimé recouvrer c’était son statut de dernier homme, celui qui frise l’indifférence absolue, la sérénité sociale sans culpabilité permanente, la légèreté d’une pensée sans inquiétude… C’était devenu l’impossible. On y accède qu’une seule fois dans la vie… Avant que la réalité ne vous rattrape… Et quand elle vous a rattrapé, vous êtes un autre homme… Vous êtes l’homme d’après. D’après le dernier.

Plus le dernier homme, même plus le dernier des hommes : l’homme en dernier.

                                  XI

Il marchait seul. Il se dirigea vers un distributeur de billets. Un individu était assis juste à côté, sur une marche. Il n’y prêta guère attention. C’est vrai qu’il faisait chaud, même en début de matinée. S’il vous plaît, monsieur… Sans même réfléchir, quasi machinalement, John lui refila le plus petit de ses billets. Moins pour s’en débarrasser que pour se donner bonne conscience. Il avait l’impression que les instances ancestrales l’eussent approuvé, qui donnaient volontiers au pauvre, jadis, dans la rue. Ce gars là, qui sait, un jour il peut te sauver la vie…

John s’éloignait déjà lorsque le type au sol, crâne rasé, cicatrices, jeans troué et T-shirt rouge délavé, se leva d’un bond, saisit John par les épaules, il le dépassait d’au moins dix bons centimètres et lui dit : Vous ne me reconnaissez pas ? Ben non, John ne le reconnaissait pas même si le visage bouffi et mal rasé, hirsute et chenu, lui disait vaguement quelque chose. Mais quoi ? Ou plutôt qui ? Au bout de quelques explications, il s’avéra que c’était son ancien mentor, de ses années de lycée, tombé dans l’alcool, le divorce et la faute professionnelle grave. Un cliché dans le genre, vraiment… Il n’était de surcroît pas syndiqué. On l’appelait L’Aristo et c’est vrai que son enseignement ne manquait pas d’intérêt, ses mœurs nocturnes s’avérant toutefois controversées et suscitant la méfiance. Il avait plongé.

Le type s’accrochait. John sentit qu’il ne pourrait jamais s’en débarrasser ainsi. Il se douta que l’Aristo s’apprêtait à le suivre. Il dut ainsi recourir à de grands moyens. Il lui fourgua entre les mains toute la somme qu’il avait retirée. L’ami de la sagesse fut tellement surpris qu’il relâcha sa garde et John put ainsi s’enfuir en profitant d’un feu rouge et d’un mouvement de foule. Il n’avait plus de billets pour l’argent de poche de Giovanna. Il se dit que c’était l’occasion de lui offrir une carte sans contact. Il s’en occuperait le lendemain en évitant la même agence, trop bien gardée par cet ange gardien bien culpabilisant pour le moment. Heureusement, il n’en manquait pas…

Bon, en rentrant, il eut à s’expliquer avec un Sancho narquois, mais toujours poli, qui s’était mis en tête de gérer l’argent de poche de Giovanna et qui précisa qu’il avancerait la somme promise dont la jeune ado avait absolument besoin. Elle en gardait mystère et s’en faisait une fête.

Puis ce fut le départ, en tout début de juillet. C’est vrai qu’il n’y avait pas grand-chose. Les valises originelles… Wafa avait mis un point d’honneur à tout laver et repasser… Et les dépenses effectuées depuis, qui avaient nécessité l’achat d’autres bagages. John n’eut pas le temps de réaliser. Le déménagement, si l’on peut dire, se fit un dimanche, après le petit-déjeuner. En fait, Vera détenait déjà les clés. Seulement, la veille, elle travaillait. Le nouveau collège n’était pas encore fermé. Il avait accepté la venue de Giovanna en toute fin d’année afin qu’elle s’intègre mieux à l’enseignement public. On fixa les vacances du père pour la mi-août. John leur cèderait Sancho jusqu’à cette date, à ses frais bien sûr. Il prendrait l’Austin, John se contenterait du scooter, il ne comptait pas sortir de la ville et de toute façon il avait sa Toyota au garage. Wafa suffirait bien. Il s’occupait pour l’instant de Jeannie, et on verrait bien après. La petite était contente de partir dans un nouveau quartier, une vraie maison avec pas mal d’espace, où elle se sente vraiment chez elle. Elle aurait une chambre à soi. Elle envisageait d’avoir un chien, des chats, un cheval peut-être, comme en sa vie antérieure… En attendant, elle offrit à son père un agenda en maroquinerie ouvré d’or et un très beau stylo à plume. C’est pour te remercier, dit-elle. Maman et moi, on s’est cotisées… Tu pourras noter les dates des visites et de nos vacances… John fut ému aux larmes. Il sut toutefois se contenir.

Ensuite ce fut le retour du vide. Mais pas le même qu’avant. Un vide extérieur. Jeannie, dans sa chambre. Wafa une bonne partie de la journée, qui avait manifestement fait des connaissances et prenait de plus en plus goût à la liberté. On pourrait moins compter sur elle. Il n’était pas sûr que Sancho revienne tant que Vera aurait besoin de ses services… L’été ne s’annonçait pas sous de bons augures même si le mois d’août devenait un point de mire attrayant. Encore fallait-il que l’état de Jeannie ne nécessite pas sa présence impérative. Et c’était loin d’être gagné…

Les visites de lectrices reprirent. Pourtant le cœur n’y était plus, et de moins en moins, le corps. John se demanda même s’il n’allait pas prétexter une quelconque maladie grave, dont on ne se remet pas. Au point où en était sa réputation, pas mal abîmée… Un temps de solitude, même avec Jeannie, devrait lui permettre de faire un peu le… point. De ressusciter un passé pas si lointain… Il lui fallait se recharger en énergie négative, faire le plein de néant actif. S’absenter pour mieux se retrouver. Sans doute serait-ce à ce prix qu’il pourrait sauver sa Lady. Et lui-même par la même occasion.

Il n’ouvrit pas l’agenda, ne décapuchonna pas le beau stylo. Il se rendit directement dans la chambre où dormait Jeannie. Il lui raconta tout. Ce qui le préoccupait. Son anxiété permanente. Ses erreurs  (qui n’en commet pas ?). Elle ne répondit pas. Il lui proposa des gâteaux au miel de Wafa : ce fut peine perdue. Il se coucha près d’elle, lui prit la main, l’appela sa Lady et tenta de s’endormir. La nuit il fit un rêve, comme on dit révélateur. Il arpentait un glacier des Alpes plein de la présence de Jeannie et celle-ci, supposée le précéder de quelques mètres, ne répondait pas à ses appels. La montée durait, durait… A la fin, il ne savait plus où il allait, ce qu’il cherchait, qui il appelait. Il suait d’angoisse quand il  se réveilla.

Jeannie n’était plus là. Volatilisée. Disparue. Ses affaires demeuraient pourtant toujours en place. Il la chercha dans toute la maison. Il attendit un peu. Rien n’y fit. Il attendit le retour de Wafa qui n’avait aucune idée non plus. Il se rendit à tout hasard dans le bar où cette dernière l’avait rencontrée. En pure perte. On ne l’avait pas revue depuis… Au journal, cela faisait longtemps qu’elle s’était déclarée en longue maladie. La rédactrice n’avait pas insisté.

Le soir même, il appela le commissariat, les hôpitaux, quelques numéros dans son carnet d’adresse, sur son I-phone… Il téléphona même, en désespoir de cause à Vera, qui lui passa Sancho, qui se contenta de lui livrer les derniers mots qu’elle avait prononcés, chevrotants, dans un demi-sommeil, cela faisait quelques jours déjà : Ah, si nous étions déjà personne…

Il en profita pour prendre des nouvelles de Giovanna, peu emballée par son nouveau collège, moins sélectif que le précédent. John dit qu’il l’appellerait le soir même mais qu’il ne savait pas pour le week-end car il n’avait vraiment pas le cœur à se concentrer sur ses responsabilités paternelles. Il savait que Vera comprendrait…

La question qui l’obsédait : Comment un être peut-il de nos jours se volatiliser de la sorte ? Et si c’est intentionnellement, pourquoi ? Il n’eut jamais la réponse et c’est vrai que, dans l’espace littéraire, seules les zones d’ombres demeurent…

A mon avis, elle était retournée au néant, son néant à elle. Elle avait fait son œuvre. Elle avait vécu auprès de lui. Au plus près. Avec.

Qui peut le dire ?

On pouvait se passer de sa présence.

                                  XII

Cette histoire ne devrait plus tarder à s’achever. John, sans Jeannie, n’avait plus qu’à disparaître à son tour. S’en retourner au néant. Il s’est à moitié effacé de nos mémoires. L’autre moitié, il aurait certes voulu la consacrer à sa fille reconnue, tant que celle-ci aurait besoin de lui. Il le fit certes, au tout début, mais à distance. Les circonstances en décidèrent autrement.

Finalement le travail de kiné ne plaisait plus à Vera, qui ne s’entendait pas avec sa future associée. Le quartier, trop excentré, nécessitait souvent l’usage d’une voiture et un temps infini se perdait dans la circulation. Il faisait chaud et la plage était loin, bondée, même Sancho perdait patience. Le diagnostic de Giovanna sur le collège était sans appel : elle le trouvait bruyant, mal géré, soumis à la loi des caïds. Elle y avait peur. Les voisins se montraient tumultueux, indélicats et envahissants.

Elle en avait parlé à ses relations, de l’autre hémisphère, autant dire des antipodes. La conversation lui avait fait prendre conscience de certaines attaches, oh pas avec son ex mari certes… C’était bien fini de ce côté-là… Des amis très chers à qui elle manquait… Qui lui proposaient un boulot dans un collectif d’esthéticiennes, nouvellement installé. Enfin John la comprenait… Il était ainsi question que Vera retourne vivre dans l’Océan indien. La vie y était plus agréable, elle y avait des relations, et Giovanna n’était guère opposée à ce projet. La nature lui manquait. Le surf, la plongée sous-marine, ses anciennes amies, ses chevaux. On verrait plus tard pour ses études supérieures mais il y avait fort à parier qu’elles s’effectuent en Amérique du Nord, ou si c’était possible, au Japon. John s’opposerait-il à ce revirement subit ? Il n’était pas question de le priver de sa fille…

Non bien sûr. John ne se sentait guère une vocation d’opposant. Il était là, s’il l’on avait besoin de lui, on savait où le trouver, il s’était montré dans sa vie tellement disponible… On n’en avait plus besoin, il savait s’effacer… Il avait passé sa vie à s’effacer.

Et puis il avait Jeannie à attendre…

Vera promit qu’il verrait Giovanna, s’il le souhaitait, au moins deux fois par an… Alors…

Le road movie n’eut donc pas lieu cette année-là. Il fallut reporter… John n’avait plus le cœur à cela.

Le départ se fit plus rapidement que prévu. Un arrangement providentiel avec un nouveau locataire… Certes un peu de la caution fut perdue (que John offrit gracieusement à Vera afin de payer le voyage). L’opportunité professionnelle s’ajoutait à la raison affective, si l’on peut dire… Vera ne pouvait décemment pas demeurer seule… Et comme John avait d’autres objectifs…

De son côté, Wafa voulait se marier avec un psychiatre réputé qui préférait qu’elle arrêtât tout travail pour s’occuper de leur future famille. Il souhaitait qu’elle acceptât de retourner au plus tôt dans leur pays d’origine. Elle venait chaque semaine, plus en amie dévouée qu’en femme de ménage. Ses visites s’espaçaient au fur que le projet de mariage, au Maroc, se précisait… Sancho, dans un premier temps avait suivi  Vera, histoire de voir du pays. Il n’était pas du genre à tenir en place. Or son visa expirait. Il était rentré et s’était installé sur la Côte. Aux dernières nouvelles, il avait repris ses activités antérieures, pas toujours saines ni déclarées, s’acoquinant paraît-il, avec les frères de Vera. La débrouille. L’épisode John et Vera, même s’il avait su se faire apprécier, lui avait surtout servi de moyen de se faire oublier, de couverture comme on dit. John n’en entendit plus parler.

Il ne recevait plus personne. Plus de lectrices implorantes. Il n’avait plus le goût à rien. Et ce rien-là, trop chargé en tout, les femmes le fuyaient. Il ne possédait plus non plus la saveur du néant espéré. John n’avait pas plus envie des autres, de voir les autres, de transmettre aux autres, son savoir, sa vacuité singulière, sa capacité exceptionnelle à s’absenter de la moins indéniable des présences. L’écriture, la grande, ne le motivait plus. Il souffrait de ce que certains praticiens de l’âme nomment un syndrome de glissement. Aussi se laissa-t-il dévaler. Il en éprouvait une sorte d’étourdissement, proche du vertige, seul état qui lui paraissait supportable. Il ne sortait plus. Il cherchait la solitude mais où la trouver, excepté chez soi, en soi devrais-je dire…

Le souvenir de sa fille, de temps à autre, lui fournissait un motif de résistance. Il lui parlait chaque semaine au téléphone. Mais elle habitait si loin… Et qu’aurait-il au fond à lui dire ?

Il fit courir le bruit, notamment au journal, d’un départ à l’étranger, et écrivit son testament, qu’il eut soin d’expédier au notaire de la famille. A tout hasard, il en prévint les jumeaux, à qui il signifia son départ imminent. Il prit des dispositions pour des obsèques. Il ne tenait à personne en particulier et ne voulait surtout pas être une cause de dérangement pour qui que ce soit. Il buvait beaucoup. Ne s’alimentait plus. Ne se parlait même pas dans la glace. Se laissait aller… Le téléphone sonnait : il ne répondait pas, ne rechargeait plus son mobile…

 Un jour, il se coucha sur le lit de Jeannie et attendit.

Attendit quoi : un miracle ? Un improbable retour. Une dernière union. Un ultime voyage en Lady…

Il laissa le néant destructeur poursuivre son œuvre sournoise, intérieure, décisive. D’en profiter un peu pour soi. Il l’avait tant prodigué qu’il s’était bien oublié dans ces heures de gloire.

Au dernier moment, au moment voulu comme on l’a écrit, il se sentit près d’elle et pourtant elle n’avait jamais été aussi absente. C’est que même l’absence sait imposer sa présence.

Il avait l’impression qu’une ombre l’accompagnait. Cela le rassurait un peu.

Ce fut Wafa qui le trouva, immobile au pied du lit. Il était trop tard. Il était méconnaissable, amaigri, barbu et chevelu. A peine vêtu d’une chemise ouverte et d’un slip souillé.

Il était retourné au néant…

Elle pensa qu’il était mort comme le dernier des hommes. Elle ne croyait pas si bien dire.

Sa disparition, on n’en parla même pas dans les journaux. Il était passé de mode. Quelques jours de plus et il atteignait sa trente-quatrième année.

Il avait voulu être incinéré. Le baptême du feu. Cette volonté fut honorée. Nulle frayeur cependant. Pourquoi aurait-on peur des tortures éternelles du néant ?

Et c’est inerte, et seul, en présence d’une ombre et de son mystère, que son corps fut plongé, sans ses proches, dans un brasier ardent.

Nul témoin, partant nulle tristesse. En a-t-on pour qui, au sens strict du terme, n’exista point… de suspension.

                Yves Reynier a bien voulu me prêter son concours pour la couverture et les illustrations originales. Je l’en remercie vivement.